On le sait, la tonalité comique est l’une des plus délicates à manipuler, que ce soit en littérature ou au cinéma. Par ailleurs, le titre, « Madame Hyde », dispose le spectateur à rencontrer une dimension fantastique. En un composé assez impressionnant, ces deux univers se trouvent ici mêlés, sans toutefois exclure un effet de réel qui parvient à surgir, assez prodigieusement, de nombre de situations. C’est donc à un film hybride que le spectateur doit se préparer à assister, un film très subtilement dosé même lorsque le trait est caricatural et extrême, un film qui fait toujours sonner plusieurs cordes en même temps.
Loin des brumes et de l’atmosphère nocturne du roman britannique qui a inspiré le cinquième long-métrage de Serge Bozon, « Madame Hyde » s’ouvre en adoptant les couleurs flashy et les lignes droites d’un rubik’s cube. Dans cet univers qui évoque les films belges de Dominique Abel et Fiona Gordon, apparaît Madame Géquil, habillée dans des teintes de sorbet prêt à fondre, professeur de son état dans un lycée technique de la banlieue parisienne. Les différents moments de cours sont prodigieux. Le réalisateur ne se contente pas de brefs zappings-aperçus : il prend le temps de faire éprouver le vertige de l’enseignant devant une classe cauchemardesque, meute assemblée qui jubile de son désarroi. Plus loin, il accompagne la recherche intellectuelle d’un élève isolé, puis de la classe tout entière enfin tournée vers la matière enseignée ; il filme le suspense de la quête, la fierté de la trouvaille... Plus loin encore, il montre l’enseignante épuisée, son corps qui se dérobe mais sa pensée qui court encore, lancée sur son axe de réflexion, inverse du poulet sans tête, devant une classe fascinée, qui suit en tremblant son exploit cérébral... Il faut saluer ici la performance d’Isabelle Huppert, stupéfiante d’expressivité et de naturel jusque dans les états les plus extrêmes. Si l’on n’avait pas déjà connu sa maestria, elle aurait ici éclaté.
La matière enseignée va permettre la transformation en Hyde, le laboratoire de physique et une électrocution malencontreuse se substituant au cabinet et aux cornues glougloutantes du bon Docteur Jekyll. Là encore, la créativité bat son plein, Serge Bozon et sa co-scénariste Axelle Ropert tirant parti de la rousseur de leur actrice pour en faire « une femme de feu » qui sera à l’origine d’une nouvelle légende urbaine, terrifiant jusqu’aux plus musculeux des adolescents. Si bien que la manière massive, jusqu’au-boutiste, dont l’enseignante diaphane était d’abord en échec, apparaîtra finalement comme le simple envers de l’énergie qui couvait en elle. Le succès ou l’échec n’étant peut-être, après tout, qu’affaire de polarité... Il en ira de même de l’élève le plus rebelle, ant de la pointe de la fronde à la pointe de la réflexion.
Une même énergie électrisante traverse les personnages secondaires, depuis le mari attentif et dévoué, soutien aussi indéfectible que nécessaire (José Garcia, incroyablement touchant dans le rôle), jusqu’au Principal essentiellement préoccupé de lui-même, campé par un Romain Duris qui semble s’être bien amusé sous ce nouveau visage, en ant par l’Inspecteur, raide et confit dans la novlangue pédagogique.
Sorte de prodige cinématographique, donc, qui, à chaque plan, à chaque avancée scénaristique, sous couvert de comique, d’absurde, de fantastique ou de loufoque, parvient à éveiller en écho des embryons de réponses à des questions bien réelles et toujours en débat, autour des notions de transmission et d’accomplissement de soi. Qu’est-ce qui circule, d’un humain à l’autre ? Qu’est-ce qui nous transforme et nous rend autres ? Questions auxquelles le sérieux et la rationalité ne sauraient sans doute répondre totalement...