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6.2
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Film de Kiyoshi Kurosawa (2024)

Dans un monde hyperconnecté, tout paradis est artificiel.

Voilà un thriller d’une lucidité implacable sur notre époque. Présenté à la Mostra de Venise 2024, Cloud interroge le pouvoir pernicieux d’Internet, reprenant le concept de Kaïro (2001), l’un de ses précédents opus, en l’épurant cette fois de toute dimension paranormale. À quoi bon faire résider l’horreur dans une force spectrale abstraite, quand l’animosité déployée sur les réseaux sociaux et les mécanismes paralysants du capitalisme se suffisent à eux-mêmes ? Les émeutes racistes de 2024 en Angleterre ou l’élection récente de Donald Trump ne mettent que trop en évidence leur rôle dans la déliquescence morale de l’humanité.


Ryosuke est ouvrier dans une usine textile et aspire à plus qu’un travail épuisant, couvrant à peine ses besoins et ceux de sa petite amie Akiko. Il décide de quitter son emploi pour se lancer dans la revente en ligne de marchandises qu’il achète à prix cassés et liquide à prix d’or. Une profession pour le moins contraire à l’éthique tant la qualité et l’authenticité des produits revendus importent peu aux yeux de Ryosuke. Seuls les bénéfices défilant sur son écran hypnotisent son regard vide. Comme une addiction au jeu, il se retrouve à courir après son ivresse d’achat, à mesure que sa réputation de revendeur douteux se répand en ligne… Plusieurs incidents lui font prendre conscience de la menace qui plane sur sa vie à Tokyo. Un nouveau départ, dans une grande maison au bord d’un lac à la campagne, lui offre quelques jours de répit autant qu’un espace de stockage supplémentaire pour développer son activité, pendant que son assistant Sano s’occupe du sale boulot. Sauf qu’avec Internet, personne n’est difficile à trouver… Ryosuke se retrouve vite pris à son propre piège : toutes les personnes négligées dans son ascension se liguent en une bande vengeresse, lourdement armée, portée par une soif chaotique de vengeance et un manque de responsabilité émotionnelle envers leur cible. S’engage une chasse à l’homme sans pitié, à travers laquelle Kurosawa déploie un théâtre des cruautés des plus cinématographiques. Avec une maîtrise magistrale de l’ambiance et un sens aigu de la narration, où tous les retournements sont permis, le cinéaste nous transporte jusqu’à un final tout en tension.


Derrière la descente aux enfers de son anti-héros, qui rivalise avec la dystopie technologique de la série Black Mirror, se cache une critique acerbe de la société virtuelle et de son terreau cauchemardesque, qui vide la réalité de sa substantifique moelle et condamne ses utilisateurs à vivre dans un monde où la victoire compte plus que la vie elle-même. Au point que la civilisation humaine, à l’âme corrompue et meurtrie, semble s’auto-détruire. Sans être un monstre, Ryosuke est un personnage ambivalent, produit d’une culture d’entreprise qui a renoncé à l’honneur et adopté une philosophie d’apparence trumpienne, traitant ses clients comme des imbéciles à duper. Kurosawa souligne ainsi que le véritable méchant de l’histoire est le pouvoir déformant d’Internet surfant sur le malaise des économies libérales. Moralité : dans un monde hyperconnecté, tout paradis est artificiel.


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