Pour l'instant, de mon rapport à Michel Houellebecq, j'ai un propos qui peut paraître assez surprenant et dans ce registre, Extension du domaine de la lutte fait partie de ces œuvres auxquelles j'ai eu le plus grand mal à attribuer une quelconque note visant à illustrer mon ressenti car, pour moi, c'est un bon voire même un grand livre mais pour autant cela n'en fait pas, contrairement à ce que prétend la couverture, un roman, ou tout au mieux de ce point de vue, si c'en est un, il est alors mauvais. Pour gagner en honnêteté (et ce n'est pas que du ressort de l'éditeur, Houellebecq lui-même s’enorgueillit d'être un « bon romancier »), le terme qui devrait être bien davantage mis en avant est celui de récit puisque cette œuvre serait très exactement un journal de bord plus ou moins fictif. Je m'étais d'ailleurs déjà fait cette réflexion l'année dernière à la lecture de Soumission : le style de Houellebecq est avant tout journalistique, pas romanesque. Effectivement, les phrases sont essentiellement courtes, sèches, dénuées de tout lyrisme et si dans L’Étranger de Camus cela faisait évidemment sens, j'ai ici plutôt l'impression que cette question relève d'une absence de volonté, voire d'un manque de talent mais peut-être est-ce aller trop loin que d'affirmer cela. En tous cas, lire Houellebecq constitue une expérience pour le moins spéciale, l'auteur n'hésitant pas à nous faire part de nombreux détails la plupart du temps superflus tel que des marques de voitures, des noms de personnalités ou encore « je l'ai raccompagnée jusqu'à son train (en réalité un autorail) ». Je qualifierais donc son œuvre d'éminemment journalistique, au sens qui lui est apporté par André Gide, c'est-à-dire moins intéressante à son lendemain car évidemment chaque livre est plus ou moins encré dans son époque mais je crois bien avoir rarement lu de livres, outre les essais évidemment, où ce serait davantage le cas que chez cet étrange homme. Cependant, en se plaçant à une tout autre échelle, Extension du domaine de la lutte est tout autant ionnant que déprimant dans son analyse, sombrant franchement parfois dans le sordide, des rapports humains en entreprise, de la question sexuelle ou encore des bouleversements apportés par le numérique.
Tout comme le libéralisme économique sans frein, et pour des raisons analogues, le libéralisme sexuel produit des phénomènes de paupérisation absolue. Certains font l'amour tous les jours ; d'autres cinq ou six fois dans leur vie, ou jamais. Certains font l'amour avec des dizaines de femmes ; d'autres avec aucune. C'est ce qu'on appelle la « loi du marché ». Dans un système économique où le licenciement est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver sa place. Dans un système sexuel où l'adultère est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver son compagnon de lit. En système économique parfaitement libéral, certains accumulent des fortunes considérables ; d'autres croupissent dans le chômage et la misère. En système sexuel parfaitement libéral, certains ont une vie érotique variée et excitante ; d'autres sont réduits à la masturbation et à la solitude. Le libéralisme économique, c'est l'extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. De même, le libéralisme sexuel, c'est l'extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société.
Voulant décrire la société dans son ensemble, c'est en ce sens que Michel Houellebecq constitue le Karl Marx du XXIeme siècle et si la comparaison peut sembler hasardeuse elle est cependant lourde de sens car voilà deux hommes qui ont subtilement compris les rouages de leurs temps et les ont parfaitement retranscrits mais qui ont également échoués dans l'accomplissement de leurs objectifs principaux respectifs, à savoir construire un système économico-politique pouvant unilatéralement renverser le capitalisme pour Marx et devenir un grand romancier pour Houellebecq (et ce ne sera certainement pas Frédéric Beigbeder qui m'en convaincra). De ce fait, l'héritage des deux hommes est essentiellement sociologique, bien plus qu'économique pour l'un ou littéraire pour l'autre.