Premier volet de la trilogie des Trois couleurs, Bleu s’articule autour de l’idée de liberté, mais d’une liberté paradoxale : celle du détachement, du deuil, de la disparition de toute attache affective. Kieślowski explore cette idée non pas à travers une narration classique, mais via une langue cinématographique à la fois elliptique, sensorielle et épurée. Cela produit une œuvre d’une beauté formelle saisissante, mais dont l’austérité peut parfois engendrer une certaine distance affective.
Julie, un personnage-fantôme : Juliette Binoche livre une prestation remarquable de retenue : son visage devient un paysage intérieur, traversé de douleurs muettes et de sursauts d’humanité. Pourtant, cette intériorité extrême, que Kieślowski filme en effaçant volontairement tout discours explicatif, tend parfois à priver le spectateur d’un véritable point d’ancrage émotionnel. Julie devient presque une abstraction de personnage : une idée plus qu’une personne. Ce choix est cohérent avec la visée du film, mais il peut aussi limiter l’identification et l’empathie.
Le bleu comme langage : La couleur bleue, omniprésente, fonctionne comme une matière narrative à part entière. Kieślowski l’utilise pour exprimer l’état émotionnel de Julie : froideur, flottement, mais aussi beauté pure. Le travail sur le son — particulièrement les silences, les bruits isolés et la musique inachevée du mari défunt — participe de cette logique sensorielle, presque synesthésique, où les émotions ne sont jamais nommées mais ressenties par touches impressionnistes. Cette approche exigeante est fascinante, mais peut aussi paraître trop esthétisante, voire maniériste à certains moments.
Un récit fragmentaire et méditatif, à la limite de l’abstraction : La narration repose sur des ellipses, des silences, des plans fixes — une écriture du vide. Ce refus de l’explication psychologique est à la fois la force et la limite du film : la beauté vient de ce non-dit, de cette pudeur absolue, mais elle peut laisser le spectateur sur le seuil du film. On ire l'intelligence de la construction, mais on peut regretter l'absence de souffle émotionnel sur la durée.
Une œuvre magistrale et distante : Trois couleurs : Bleu est une œuvre d’art total, radicale dans son dépouillement émotionnel et virtuose dans sa forme. Kieślowski y questionne la possibilité de renaître par le retrait du monde, tout en montrant que l'humain, malgré lui, reste lié aux autres. Film cérébral et sensoriel à la fois, Bleu est une méditation poétique sur la perte et la reconstruction. Toutefois, sa perfection formelle peut engendrer une forme de froideur : le film touche l'esprit plus sûrement que le cœur. Il s’agit sans doute de l’œuvre la plus audacieuse de la trilogie, mais aussi la plus hermétique.