Depuis « Jerichow » (2009) et « Yella » (2009), on connaît le goût de Christian Petzold pour l’indéterminé, ce qui hésite entre le statut de réel et celui de phantasme. Comment s’étonner qu’il ait été séduit par le roman éponyme d’Anna Seghers - écrit pendant la Seconde Guerre Mondiale, durant l’exil mexicain de son auteur -, au point de souhaiter le porter à l’écran ?
Désirant se soustraire aux contraintes d’un film d’époque, Petzold transpose l’action du roman des années 1940 à nos jours. Première intelligence du choix : la situation socio-politique devient ainsi universelle, renvoyant à tous les fascismes et à tous les exils provoqués par un contexte politique aussi verrouillé que menaçant. Seul le lieu est précisément indiqué : Marseille, très présent dans le cinéma allemand, où se retrouvent acculés tous les citoyens qui tentent de fuir des forces qui étendent progressivement, dans l’espace, leur emprise. Par quelques sirènes hurlantes, quelques camions de police lancés à toute allure dans les rues étroites, quelques uniformes, quelques regards traqués, le climat est créé, oppressant. La mer, selon l’usage que les fuyards et les clandestins parviendront à en faire, se dressera comme un mur ou s’offrira comme un tapis volant, permettant la fuite vers tous les ailleurs, en l’occurrence le Mexique.
Se distingue rapidement la silhouette de Georg (Franz Rogowski, alliant superbement une forme de maladresse et une hypersensibilité bouleversante), traqué et endossant presque par hasard l’identité d’un autre fuyard, Weidel, écrivain suicidé au bord de l’exil, et dont on ne verra que le sang dont il a maculé la baignoire d’un hôtel. À partir de cette superposition des identités, la réalité de Georg adopte la complexité et l’intrication des méandres d’un cerveau et le réalisateur allemand retrouve son terrain de jeu favori. Les vies du héros, les possibles offerts vont paraître se multiplier : deviendra-t-il père adoptif de l’attachant petit Driss (Lilien Batman), auquel un jeu de ballon a suffi à le lier ?... Nouveau compagnon de la belle Marie (Paula Beer, déjà iré dans « Frantz », 2017, sous l’objectif de François Ozon), que le hasard place obstinément sur sa route, puis avec une proximité de plus en plus grande, qui permet à Georg de découvrir qu’elle n’est autre que l’épouse de l’homme dont il a endossé l’identité ? Homme dont elle ignore la mort et que, malgré une liaison agère avec un médecin, elle s’obstine à attendre et à rechercher avant d’accepter de quitter Marseille...
Dès lors, quel est l’homme promis à Marie : celui dont elle nie la mort, par méconnaissance, et auquel elle se croit toujours destinée, par-delà la rupture qu’elle lui a infligée, ou bien celui, tout de chair et de sensibilité, qui la contemple avec autant d’adoration que si elle était la Madone, mais l’étreint dans toute son incarnation ? Ou la recherche, comme un halluciné, lorsqu’elle lui échappe soudain ? Chacun poursuit alors son fantôme d’amour...
Malgré toute la sympathie que l’on porte à l’acteur, on peut regretter le choix d’une narration en voix off par Jean-Pierre Darroussin. En narrateur invisible, il se porte témoin de ce grand amour, sur un mode assez durassien. Mais ce regard désincarné renforce de manière un peu artificielle le caractère déjà bien assez flottant de l’intrigue, alors que Petzold est parvenu, par ailleurs, à saisir assez magnifiquement l’intensité de ce qui se joue sur fond d’un « transit » qui, quoi qu’il en sorte, donnera un tour totalement nouveau aux vies qui en font l’épreuve...