The Brutalist revendique une puissance plastique tout à la fois singulière et en constant dialogue avec les œuvres qui l’inspirent, s’engage dans des expérimentations formelles sans écraser l’humain, sa sensibilité et sa parole – en hongrois, en anglais –, capte l’artiste au de différentes matières et de différents milieux desquels il tire frustration, traumatisme et inspiration. La façon qu’a Brady Corbet de regarder László Tóth comme un dissident rappelle la trajectoire adoptée par Andreï Kontchalovski dans Il Peccato (2019) : le raccord au monumental et au matériau brut, tel ce bloc de marbre qu’il faut transporter au péril des vies qui s’en chargent, figure un caractère contestataire au sein d’un microcosme qui feint de le « tolérer » le temps d’en tirer profit. Les deux films représentent ainsi l’acte de création à la façon d’une résistance, voire d’un minage à l’encontre du pays qui, tout en ant commande à l’artiste, ne cesse de le rejeter ; cette peur panique de l’étranger, que l’on disqualifie volontiers en raison de son « vilain accent de cireur de chaussures », résonne intelligemment avec les États-Unis d’aujourd’hui.
Dès lors, le plan inversé sur la statue de la Liberté, déjà iconique, signifie le geste artistique et narratif du long métrage, à savoir relire une partie de l’Histoire américaine par le prisme des expatriés et des émigrés qui l’ont fondée – cette statue n’est-elle pas, d’ailleurs, elle-même d’origine étrangère ? Nous accédons aux fondations d’un pays et de son idéologie. L’ouverture nous plonge dans l’atmosphère oppressante d’un lieu clos dont nous ne savons pas s’il s’agit de la cale d’un bateau ou d’une chambre à gaz, superposition de deux imaginaires de la déportation qui filent la métaphore de la lutte pour une destination sûre qui compte davantage que le voyage, renversant l’adage bourgeois ; sa mise en scène emprunte à l’esthétique de László Nemes, cinéaste hongrois comme l’est notre protagoniste, notamment à celle de Saul Fia (2015).
The Brutalist se pense peut-être également en suite offerte à The Pianist (2002) de Roman Polanski, reprenant là où ce dernier s’arrêtait ; si bien que le mouvement brutaliste, style d’abord vomi par le riche industriel Harrison Lee Van Buren et sa famille avant d’être adopté comme tendance publicitaire et mondaine, prend la bonne société protestante conservatrice américaine au piège de l’Histoire, celle que personne ne veut connaître, celle qu’on évacue par des questions d’ordre anecdotique. Il rappelle surtout que ce grand pays s’est fondé grâce aux vagues migratoires et autres mouvements de populations. Les masques tombent progressivement, trois heures durant, sans facilités ni simplification des enjeux humains. Comment se fait-il que les enfants Van Buren répètent ad nauseam que leur père est un immense lecteur, et qu’à aucun moment nous ne le voyons un livre à la main ?