Dès la scène d'ouverture, Brady Corbet impose au spectateur une mise en scène suffocante où l’histoire s’écrit dans la cohue des corps. Une marée humaine, indistincte, s’agite dans les soutes d’un navire, comprimée par l’urgence et le désordre. Puis, dans un renversement, la Statue de la Liberté apparaît à l’envers, suggérant, sans subtilité, l'emblème d’un espoir qui déjà vacille.
László Tóth, architecte juif hongrois exilé, porte en lui les cendres d’un monde disparu. Adrien Brody l’incarne avec cette gravité empruntée aux survivants. Autour de lui, l’Amérique ne se donne pas, elle se négocie. Chaque opportunité a son prix, chaque main tendue cache un marché.
Mais The Brutalist ne se limite pas à l’histoire d’un homme. Il grave dans la pellicule la tragédie d’un siècle. Son film est une cathédrale de béton et de chair, un manifeste où l’architecture devient la seule permanence dans un monde qui ne cesse d’exclure. Son film est une fresque, une tragédie moderne en trois actes : l’espoir, la compromission, la dépossession.
Face à László, Harrison Lee Van Buren (Guy Pearce), mécène aux allures de bienfaiteur, mais dont la générosité dissimule un appétit carnassier. Leur relation est l’ossature du film, oscillant entre domination et soumission, entre iration et destruction. László croit pouvoir imposer sa vision, mais Van Buren ne finance pas l’art, il l’achète. Sa commande devient un piège, sa faveur un nœud serré autour de la gorge du créateur.
László Tót n’existe pas, et ce choix est fondamental. En refusant d’adapter directement la vie d’un architecte réel, Brady Corbet donne à son film une portée plus universelle. László devient un archétype, un condensé des destins de nombreux juifs exilés qui ont dû réinventer leur carrière et leur identité dans un pays où ils n’étaient que tolérés.
Cette approche permet aussi au film de se libérer des contraintes du biopic. Il peut manipuler l’histoire, accentuer certains éléments pour mieux explorer la tension entre art et pouvoir, entre idéal et compromission. En créant une figure fictionnelle, le film ne raconte pas un seul destin mais plusieurs, imbriqués dans un même personnage. Cependant, bien que le personnage soit fictif, il s'inspire de figures réelles du mouvement brutaliste, telles que Marcel Breuer.
Et pourtant, tout est d’une précision historique clinique. La reconstitution de l’Amérique des années 50 est minutieuse, sans jamais verser dans le pastiche. Chaque costume, chaque meuble, chaque choix architectural s’intègre dans cette esthétique qui traverse le film comme une seconde peau.
Mais The Brutalist n’est pas qu’un fresque. Il est aussi une plongée dans l’intime, dans ce qui survit au milieu des décombres. Erzsébet (Felicity Jones), épouse de László, incarne cette mémoire, ce lien ténu avec ce qui fut. László et Erzsébet, bien que réunis, ne partagent plus la même manière d’exister. Leur couple est un champ de ruines : ils se soutiennent, se ent et se tolèrent, mais ils ne savent plus pourquoi. Le film capte la manière dont le é s’infiltre dans les gestes les plus anodins, dans l'intimité la plus profonde : une photo de mariage, un regard figé ou des cauchemars récurrents.
Et puis vient l’irréparable.
La scène de bascule.
Ce moment où Van Buren franchit la dernière limite, où l’artiste n’est plus seulement exploité, mais réduit à l’état de pure marchandise. La mise en scène choisit la pudeur. Mais l’impact est d’autant plus violent. Car après cela, il ne reste plus rien. László n’est plus un créateur, il est un fantôme errant dans ses structures. Son impuissance devient totale, son corps lui-même ne répond plus. Ce viol cristallise toute la logique du film : le pouvoir ne se contente pas d’écraser, il pénètre, il s’approprie, il détruit de l’intérieur.
Ce moment marque la dépossession totale de László. Lui qui tentait de préserver son art comme un espace de résistance se retrouve anéanti jusque dans son corps. Il devient un homme brisé, un architecte contraint de bâtir un édifice qui incarne sa propre humiliation.
De même, l'impuissance de László est une prolongation physique de sa dépossession. Son corps, comme son art, ne lui appartient plus. Il n’est plus un homme dans la pleine possession de ses moyens, mais un être brisé, incapable d’exprimer son désir autrement que par la frustration. Le film suggère que cette impuissance est aussi le symptôme d’un trauma plus profond, celui d’un homme qui ne parvient plus à se reconstruire après avoir tout vécu et perdu.
Quant au brutalisme architectural, il est la métaphore directe de l’existence de László. Ce courant, qui rejette l’ornementation pour une forme de pureté fonctionnelle, reflète son propre parcours : il est un homme dépouillé, contraint de bâtir dans un monde hostile. Le brutalisme est aussi un choix esthétique et politique. Il évoque une modernité imposée, parfois perçue comme froide et inhumaine. Son architecture, bien que visionnaire, est perçue comme étrangère dans une Amérique qui valorise d’autres formes d’expression.
Certains verront dans The Brutalist un simple exercice de style, un film trop conscient de ses influences, trop écrasé par sa propre ambition ou simplement de la citation. D’autres y liront un chef-d’œuvre, un requiem pour les exilés, sur le rêve américain ou sur les artistes sacrifiés sur l’autel du capitalisme. La vérité est peut-être entre tout cela : c’est un film total, exigeant, qui ne cherche jamais à séduire mais à imposer sa présence, comme l’architecture dont il s’inspire.
Son esthétique, radicale, ne plaira pas à tous. Son rythme, étiré, ses ellipses brutales, ses symboles appuyés, repousseront ceux qui attendent une oeuvre parfaite.
Avec un budget modeste de 10 millions de dollars, le film fera date pour son économie. Malgré cela, The Brutalist parvient à déployer une fresque grâce à une gestion ingénieuse des ressources : Brady Corbet signe ici une œuvre d’une ambition rare, un film qui ne se contente pas de raconter une histoire mais qui se propose comme un objet de réflexion vertigineuse sur la mémoire, le pouvoir et l’art comme dernier bastion face à l’oubli.
Alors que retombe les derniers plans, alors que les ultimes notes de Daniel Blumberg s'entendent, reste une question, que construit-on vraiment, si ce n'est que l'oubli ?