Prendre la lumière

[Critique à lire après avoir vu le film]

L’imposteur

Le film s'ouvre sur un grand bâtiment noyé dans la brume. Enric et son épouse se sont rendus à l'ancien camp de concentration de Flossenbürg, en Allemagne, devenu, comme souvent, un musée et un centre d'archives. Le vieux moustachu entend repartir avec un certificat attestant qu'il a bien été déporté dans ce camp. Le cadeau qu'il apporte à l'employé, son insistance pour obtenir le précieux papier alors qu'il n'apparaît pas dans les registres, l'explication qu'il en donne, à savoir qu'il aurait donné un autre nom mais dont il ne se souvient pas... Le suspense est brisé d'emblée : Enric Marco n'a jamais été déporté dans ce camp-là. Il ment. Face à des élèves un peu plus tard, pour justifier son absence de tatouage au poignet, il répondra à une élève que cette pratique ne se faisait pas partout.

Nous n'avons donc pas affaire à un thriller basé sur la question : dit-il ou non la vérité ? Là n'est pas l'énigme. Bien que privé de son classique ressort narratif, - est-il ou non un imposteur, sur le modèle du Retour de Martin Guerre - le film s'avère tout à fait captivant. A mettre à l'actif de Aitor Arregi et Jon Garaño. Agençant impeccablement les briques de leur Lego, ils nous amènent peu à peu à découvrir le parcours du célèbre (en Espagne) affabulateur.

Il s'agit de comprendre pourquoi et comment l'homme a mis en œuvre cette magistrale imposture. On pense à l'affaire Jean-Claude Romand, dont Emmanuel Carrère tira un livre et Nicole Garcia un film, L'adversaire. Dans les deux cas, une supercherie de plusieurs dizaines d'années. Mais, là où, démasqué, Romand se suicida en entraînant dans la mort toute sa famille, notre Enric vécut jusqu'à 101 ans en soutenant mordicus qu'il n'avait "rien fait de mal". Au contraire : grâce à lui, l'Espagne avait découvert la déportation de 9 000 juifs avec la complicité de Franco qui aurait pourtant pu l'empêcher.

Au moment de l'organisation d'une commémoration des déportés de Mauthausen en Autriche, on se demande qui doit intervenir au sein de l'association espagnole. Enric n'y a jamais mis les pieds mais peu importe, affirme-t-il : ce qu'il faut c'est un bon orateur, quelqu'un qui fera vibrer les foules et donc servira la cause du devoir de mémoire. Quelqu'un qui saura faire venir le président Zapatero, donnant à l'événement un retentissement sans précédent. Comme le disait John Ford dans L'homme qui tua Liberty Valence : si la légende est plus belle que la réalité, imprimez la légende. Cet échange dévoile le mécanisme psychique qui régit Enric : la fin justifie les moyens.

Briller

Alors, notre homme serait un héros injustement mis au ban d'une société furieuse d'avoir été dupée ? Certainement pas. Si les deux cinéastes se gardent bien de porter un jugement sur Marco, ils suggèrent plusieurs pistes qui ne grandissent pas le personnage. En premier lieu, Marco, ayant collaboré avec les nazis en s'engageant pour leur compte, cherche à se racheter une conduite en combattant, en 69, aux côtés des opposants à Franco. Par remords sincère ou par calcul ? Le doute n'est pas levé. Toujours est-il qu'il se retrouve dans la lumière face à des étudiants, racontant son expérience - authentique celle-là - dans la prison de Kiehl. Avoir un auditoire suspendu à ses lèvres, il constate qu’il aime ça. Lorsqu'un étudiant lui parle des déportés, il semble découvrir cet événement historique. Se penchant la question, il se dit qu'il y aurait là un coup à jouer pour prendre encore davantage la lumière. La célébrité va devenir une drogue : Enric sera un comédien parfaitement rôdé qui répète toujours les mêmes phrases, invente des anecdotes comme cette partie d'échecs où il n'aurait pas hésité à battre un officier nazi au péril de sa vie. L'association des déportés va lui offrir une tribune rêvée. Pas question de partager le devant de la scène avec un vrai déporté qui n'aura pas son éloquence. Il e à la télé, a le 06 d'un ministre, est sollicité pour écrire un livre... Grisant, on le conçoit.

Cette imposture serait donc avant tout une affaire de vanité. Raison pour laquelle on voit si souvent dans le film Enric face à son miroir : non pas interrogeant sa conscience mais examinant l'image qu'il va renvoyer au grand public. L’écart entre cette frivolité et le terrible sujet qu’il exploite a tout pour scandaliser le spectateur. L’association, elle, y trouve son compte : grâce à Marco elle est médiatisée et les dons affluent. "Où est le problème alors ?", rétorquera le démasqué faisant fi de toute éthique.

La chute

Un historien va venir lézarder ce bel édifice. Lorsqu'il le quitte après un bref entretien, Marco est cadré en contreplongée, la caméra plongeant ensuite derrière l'escalier, comme une menace d'engloutir notre affabulateur. Enric choisit la fuite, repoussant sans cesse l'entrevue avec lui. On apprendra qu'il avait quitté sa première femme, probablement pour cette raison : elle avait compris que son mari mentait. Le spectateur le sent bien, le brouillard du plan d'ouverture va se dissiper, en une cruelle et lente agonie pour notre imposteur. Plus dure sera la chute. La scène où Marco est contraint, enfin, d'avouer qu'il n'a jamais mis les pieds à Flossenbürg est poignante. Devenu persona non grata, il sera renvoyé de Mathausen chez lui, contraint de suivre le discours qu'il avait rédigé à la télé, prononcé par un vrai déporté. Un vrai déporté, mais qui dit le texte d'un autre : où est la vérité ? Combien d'affiches faut-il déchirer, comme le suggère celle du film, pour accéder à l'authentique histoire ?

Le film constitue une mise en abyme qui rappelle ce grand film sur la vérité qu'est Un héros, d'Asghar Faradi avait déjà exploré avec bonheur ce sujet.

Lorsque Marco, quasi centenaire, débarquera dans une rencontre autour de l'écrivain Javier Cercas qui lui a consacré un livre à charge, il l'acca de falsifier les faits pour se faire mousser. Exactement ce qu'il a fait toute sa vie, se dit-on. Peu avant de mourir il tentera encore de convaincre l'historien, celui qui l'a fait tomber, de rédiger une biographie rétablissant la vérité le concernant. En apportant de la boutifarre de nouveau pour séduire son interlocuteur. Pathétique.

Quelques faiblesses formelles

La réalisation ? Elle est assez académique. Notons quelques faiblesses du film : une musique un peu trop présente et assez quelconque, l'abus des flashbacks (ils servent, certes, la dimension de reconstitution d'un puzzle, mais sont parfois gratuits), quelques clichés qu'on aimerait voir cesser, comme la sempiternelle épouse qui a 15 ou 20 ans de moins que son mari. Des problèmes de crédibilité des personnages aussi : en 69, Enric paraît bien vieux pour un tout juste cinquantenaire alors qu'en 2016 il est fringuant pour un quasi centenaire. Quant à sa femme - un peu trop compréhensive, pardonnant tout -, elle ne vieillit pas : maquillage à parfaire lorsqu'on veut ainsi couvrir 50 années d'une vie. Enfin, les 1h40 paraissent longues sur la fin, la partie suivant le démasquage de Marco étant sans doute un poil trop étirée.

* * *

Malgré tout, le film tient en haleine et donne à voir une belle énigme, tenant ses promesses. Pas sûr que cela suffise à contrebalancer un titre très peu vendeur, oublieux de cette règle d'or : ne jamais mettre de virgule dans un titre. Cette critique aura tenté de l'aider, comme le colibri qui fait sa part.

7
Écrit par

Créée

il y a 5 jours

Critique lue 10 fois

Jduvi

Écrit par

Critique lue 10 fois

D'autres avis sur Marco, l’énigme d’une vie

Quel est le plus horrible, la vérité nue ou le mensonge ?

Après avoir revu Volver d'Almodovar la veille, me voilà au sortir de Marco. Par un heureux hasard, le thème central des deux films est le mensonge, ce qui amène une mise en perspective originale...

Par

le 18 mai 2025

3 j'aime

Un faussaire "sincère"

A travers l’histoire vraie d’Enric Marco (1921-2022), qui s’est fait er, pendant des années, pour un déporté au camp bavarois de Flossenbürg, et a porté le combat de faire reconnaitre à l’état...

Par

le 31 mars 2025

2 j'aime

Du même critique

La bête humaine

[Critique à lire après avoir vu le film]Il paraît qu’un titre abscons peut être un handicap pour le succès d’un film ? J’avais, pour ma part, suffisamment apprécié les derniers films de Cristian...

Par

le 6 oct. 2023

21 j'aime

5

Les maladroits

Voilà un film déconcertant. L'argument : un père et sa fille vivent au milieu des bois. Takumi est une sorte d'homme à tout faire pour ce village d'une contrée reculée. Hana est à l'école primaire,...

Par

le 17 janv. 2024

17 j'aime

3

Un film ou un tract ?

Les Belges ont les frères Dardenne, les veinards. Les Anglais ont Ken Loach, c'est un peu moins bien. Nous, nous avons Robert Guédiguian, c'est encore un peu moins bien. Les deux derniers ont bien...

Par

le 4 déc. 2019

17 j'aime

10