L'homme qui tua Liberty Valence parle de la fin d'un monde : la violence brute a cessé, le droit s'est imposé. Tout semble pour le mieux : le peuple aura en mains son destin (les scènes de meetings électoraux), les Noirs ne seront plus discriminés (la scène au saloon où Tom impose son ami Pompey), la liberté de la presse respectée (victoire in fine de M. Peabody), l'éducation des masses assurée pour sa future émancipation (le cours donné par Ransom à toutes les catégories de sous-citoyens : gens de couleur, latinos, femmes, et même enfants). On le voit, tout cela est habilement distillé dans le film au travers de scènes toujours vivantes.
Oui mais. Il y a comme un malaise, qui clôt le film avec ce plan sur Ransom et sa femme interdits dans le train. Car tout cela, nous dit Ford, s'est établi sur un mensonge. Et le film de suggérer que le pays pourrait avoir à en payer le prix un jour, par un retour de la violence...
Ransom et Tom incarnent les deux faces de l'idéal d'une nation selon Ford : le respect de la loi, les principes constitutionnels, l'éducation, le droit d'informer et de s'exprimer librement, bref, les principes républicains... incarnés par Ransom. Mais aussi le courage, la grandeur d'âme, la fidélité à de hautes valeurs, une certaine forme de pudeur aussi... incarnés par Tom. Ces deux facettes sont inconciliables, comme l'envers et le revers d'une médaille. C'est pourquoi Tom refuse d'être élu par le peuple comme le suggère Ransom. C'est pourquoi aussi Ransom est pitoyable lorsqu'il s'aventure sur un terrain qui n'est pas le sien, celui de la violence.
Mais Ransom a gagné pour le pays, comme il a gagné le cœur d'Hallie. Ford nous raconte que l'Amérique qui a pris le parti de la voie de Ransom a sans doute perdu au age une partie de son âme... Le film est donc puissamment mélancolique. Et la scène où Tom met le feu à sa maison, tout à son dépit d'avoir perdu la femme qu'il aime, est assez poignante.
Comme toujours chez Ford, quelques personnages secondaires truculents et attachants, à commencer par cet alcoolique de M. Peabody, dont la conviction force l'iration. Ou celui de Pompey, le double de Tom (une manière de nous dire que les Noirs ne vont pas forcément être plus à la fête dans l'Amérique qui s'annonce ?) car toujours d'un grand calme et garantissant la sécurité face à Valence.
Celui-ci est finalement le personnage le moins intéressant : pas si effrayant que ça ai-je trouvé, contrairement à ce que j'ai pu lire. Il n'est qu'un prétexte autour duquel s'affrontent deux conceptions du Bien. Il est aussi le Mal indispensable pour que s'établisse un mythe fondateur, ciment d'une nation.
D'où la célèbre maxime finale "quand la légende dée la réalité, imprimez la légende". Cette roublardise nécessaire était déjà le sujet du formidable Young M. Lincoln, où l'on voyait le grand homme ne pas hésiter à tricher et à mentir pour faire triompher les principes républicains. Thèmes chers à Ford, décidément.
Moult autres thèmes sont abordés dans ce faux western d'une richesse insondable :
- la manipulation de l'image (ce qu'on voit est-il la vérité ?), avec la scène du duel vue sous deux angles différents - notons le jeu de mot très malin de "the man who shot Liberty Valence", qui peut signifier aussi "l'homme qui tourna Liberty Valence... et révéla donc la vérité en nous montrant un autre angle !
- son corollaire, la question de "l'arrière cour", puisque chaque lieu est doublé (le resto et la cuisine, l'imprimerie et la salle de classe, la salle du meeting et celle où Ransom apprend la vérité) : l'action se joue-t-elle où l'on pense ?
- les conditions d'une révolution (l'idéalisme d'un Ransom ne débouche sur rien sans le pragmatisme d'un Tom),
- la question très darwinienne de l'adaptation (qui joue dans les deux sens : au début et lors du duel, l'inadapté Ransom est sauvé par Tom ; mais finalement c'est Tom qui disparaît car inadapté au nouveau monde).
Il faudrait aussi aborder la maîtrise formelle (exemple de la scène du duel, somptueusement cadrée et éclairée) et les bouffées fantaisistes (le cowboy qui monte sur la scène du meeting électoral !) qui insufflent une vigueur sans pareil à ce western sans indiens, sans bagarres, presque sans fusillades, sans grands espaces. Un western sans les codes qui ont fait sa grandeur. Un western qui parle déjà d'autre chose. Crépusculaire.