Le casting est dantesque. Et si cette merveille d'adaptation a attrapé neuf oscars, c'est en grande partie pour les prestations extraordinaires de ceux que l'on pourrait appeler les six fantastiques. Ralph Fiennes, Juliette Binoche, Willem Dafoe, Kristin Scott Thomas, Naveen Andrews et Colin Firth. C'est la toute première fois en 2015, si je ne compte pas les films des années 40 et 50, que je mets 10 à une oeuvre - qui est pour moi une note très particulière et qui fait forcément appel à un surplus d'émotion. Stupidement, sans doute, je ne mets jamais la note ultime à un chef d'oeuvre qui ne me bouleverse pas intérieurement, à tel point que je regarde par la fenêtre du jardin durant des dizaines de minutes dans l'espoir d'y trouver des réponses à mes questions - le fait que la voisine prenne sa douche au même moment dans la maison d'en face n'a absolument aucun rapport et toute coïncidence est fortuite. Les quelques mots que je m'apprête à griffonner ne feront peut-être pas écho en vous, mais je dois absolument coucher quelque part ce que je viens de ressentir, ne serait-ce que pour me souvenir du chamboulement d'un tel acte de foi. Quand le cinéma devient une erelle insoupçonnée jusqu'à nos sentiments les plus enfouis, on a tous un devoir d'hommage. Une telle histoire de vie et d'amour imbriquée dans la grande Histoire, avec toutes les métaphores et comparaisons que cela implique, c'est universel et beau, simplement beau.
Le Patient anglais, c'est un film qui mêle la force du é et le fuyant présent, l'espoir et la fatalité, l'amour et la mort de l'âme, la guerre et l'après-guerre comme un cœur en pleine tranchée qui, à l'aube de l'armistice, ne serait plus que ruines et sanglots. C'est une oeuvre d'une puissance phénoménale qui mélange les fresques du temps pour les recouper, le début devient la fin et inversement, insaisissable, qui s'appuie sur des décors aux mille nuances d'orange, un désert infini comme l'immensité des sentiments de nos héros transis par l'humain, par nos failles. Le Patient anglais est une ode à l'instant présent, malgré son horreur parfois, à ce temps destructeur qui se fissure dès lors qu'on le vit, dès lors que la moindre parcelle de notre corps se retrouve ensablée dans un tourbillon de sentiments. Ce film est le destin d'un homme broyé par son vécu et noyé par la culpabilité, qui cherche dans sa faible lueur d'avenir une façon de se pardonner et de comprendre sa vie, de la justifier, de se l'expliquer, un moyen de s'absoudre et d'étouffer ses regrets. Un symbiose incroyable qui monte en puissance et révèle l'étendue de sa subtilité jusqu'à la toute fin, sans voix.
Si la musique (incroyablement saisissante) est permanente, c'est pour mieux cacher les nombreux silences intérieurs de nos héros si seuls, si désemparés face à leurs amours incontrôlables, des battements de cœur riches en mélodies déchirantes, souvent trop, des esprits qui se possèdent et se repoussent, des connexions cosmiques à un instant t. Le Patient anglais est une adaptation fantastique dans son intégralité, avec certes quelques longueurs incurables mais jamais inutiles, elles sont le reflet de tressaillements de cœur fugaces et indéchiffrables, comme cette infirmière qui s'éprend d'un homme fantôme, d'un démineur de age. Romance bien vide, éphémère et pourtant, si pêchue dans son authenticité et si importante car faisant le parallèle avec l'amour d'une vie du grand brûlé. Ce film est grandiose par la poésie qu'il dégage et ses excès de sonorités intimes comme des montagnes russes, où tout est acquis et, l'instant d'après, plus rien n'existe. Le Patient anglais ne raconte pas la vie par le prisme d'un personnage en quête de bonheur, mais par le biais d'un homme qui n'a plus rien, si ce n'est le témoignage du moment de sa vie le plus difficile et le plus beau, et c'est tout ce qu'il garde en lui. Il n'a plus d'expressions, sa voix est lente et déraille, il souffre, il est le symbole de ce qu'il raconte et de ce qu'il a vécu, il est le vestige et le présent de ses souvenirs à la fois. Bientôt, il n'existera plus, sûrement n'a-t-il jamais existé et ce sentiment unique, c'est la chose la plus poignante au monde, il tire de son histoire une raison d'être, comme si rien d'autre n'avait existé que cette femme qu'il a toujours voulu fuir sans jamais pourtant le faire, pour se protéger.
“Le souvenir est l'espérance renversée. On regarde le fond du puits comme on a regardé le sommet de la tour.” (Flaubert)