La Porte du diable
7.4
La Porte du diable

Film de Anthony Mann (1950)

Western au point de vue indien sombre et désespéré, non la lumière et l'espoir de la Flèche Brisée

Si on met à part des films où on trouve aussi, en plus de leur thème principal, un point de vue positif sur les indiens d'Amérique, ce qui surprend parfois dans des westerns tournés avant 1950, ce premier western d'Anthony Mann, Devil's Doorway, serait le premier film à Hollywood dont la thématique centrale est un parti pris pro-indien, avec Broken Arrow, de Delmer Daves, sorti la même année 1950.

Ce dernier est plus célèbre : en Technicolor, il est narré du point de vue d‘un blanc, joué par James Stewart, il est élégiaque, il est réparateur et il est porteur d’espoir.

Celui de Mann, en noir et blanc, est abordé du point de vue d’un indien, il est sombre, il est désespéré, et sans happy end.

Ces deux films ont tous deux changé le western dans leur rapport aux guerres indiennes, et chacun à sa manière, ils sont magnifiques dans le fond et la forme. Cela ne sera pas toujours le cas pour les nombreux westerns qui suivront ce mouvement durant les décennies suivantes, certains par opportunisme idéologique et commercial, lequel généra pas mal de clichés cinématographiques.

Dans La Porte du Diable, la narration est, comme toujours (et ici on peut dire déjà) chez Anthony Mann, excellente, avec des articulations parfaites entre le sens général de l’intrigue et les interactions entre les personnages, les relations duelles, les relations transversales et les évolutions psychologiques et sentimentales de chacun.

Certes, le personnage central, un indien shoshone joué par Robert Taylor, est un ancien héros nordiste de la guerre de la Sécession, et aussi un "cattle baron", ce qui lui donne un statut de supériorité morale et même de supériorité de classe sur les racistes blancs.

Cela autorise sans doute, à l’époque, une identification avec lui plus facile par des spectateurs américains blancs, plus de sympathie, alors qu’ils étaient habitués aux indiens sans visages, dénudés, piailleurs et sanguinaires dans les périodes précédentes du western.

Cependant, Mann ne va pas vers une autre facilité, qui serait de décrire une populace blanche spontanément raciste et lyncheuse, un autre cliché souvent usité. On voit plutôt beaucoup de petits blancs rétifs aux manipulations d’un avocat beau parleur qui gagne sa vie en poussant les nouveaux arrivants à occuper des parcelles déjà occupées, particulièrement celles des indiens, dans ce Wyoming verdoyant. Ils lui résistent mais ils finissent par succomber à ses  sirènes démagogiques. C’est donc le processus qui est montré ici, pas seulement le résultat.

Cette derniere thématique, celle des nouveaux colons misérables dans l’Amérique qui s’agrandit avec, comme une des conséquences, une "guerre des parcelles", est une vérité historique, et elle est l’arrière-fond de nombreux autres westerns. Par exemple elle est très bien développée, pour un processus semblable d’appropriation des terres mexicaines en Californie, dans Sierra Baron (Les conquérants de la Sierra), 1958, de James B. Clark. 

Cette thématique double ici le traitement de la question raciale amérindienne.

Et il se rajoute un troisième thème, celui de l’arrivée des moutons qui doivent pâturer sur les terres des éleveurs de vaches pour survivre, une nouveauté dans l'Ouest qui créa une autre guerre, cette fois entre éleveurs (par exemple, c'est le thème central du western humoristique très réussi de George Marshall The Sheepman - La Vallée de la Poudre).

Non seulement le scénario chevauche ces trois niveaux, ce que Mann traite avec limpidité, mais il rajoute encore au conflit central - celui des nouveaux colons avec l’amérindien et riche propriétaire Lance Poole joué par Robert Taylor - la fuite illégale, hors de leur réserve trop misérable et quitte à en mourir, d’un autre groupe d’indiens affamés (qui sont recueillis dans son ranch). Ce thème quant à lui fut le sujet unique de John Ford dans son épopée historique Cheyenne Autumn, Les Cheyennes, en 1964.

Et il y a bien sûr une relation amoureuse, ici entre l’indien et son avocate, jouée par Paula Raymond. Elle est subtile et retenue. Mais cet amour s’avère impossible, et cela est vu avec un point de vue moderne pour l’époque : la jolie blanche oscille constamment entre une position de soutien affectif et moral envers lui, son client, à celle d’un certain paternalisme qui s'ignore, tandis que Lance Poole évolue de son côté de celle d’un indien prêt à s’assimiler dans la citoyenneté américaine (qui lui sera refusée car il n’a droit qu’à la tutelle des Etats-Unis) à celle d’un rebelle.

Il assume au final une radicalité presentée comme plus réaliste : nécessaire. Et dans son cas, elle va jusqu’à la mort au combat avec les siens.

Le bad guy, un avocat poitrinaire, joué par Louis Calhern, est pathétique et effrayant par un mélange de détresse mélancolique, de haine envieuse, de talent procédurier et de manipulation psychologique de la foule au service d’une volonté meurtrière.

Edgar Buchanan, éternel second rôle de western, souvent monolithique en vieux bougon ou en alcoolique, a ici un beau rôle de marshall partagé entre l’amitié, le devoir et la capitulation.

Et James Millican, comme homme de main de l’avocat, outre une bonne scène de bagarre aux poings, bien teigneuse, joue son rôle avec beaucoup de finesse.

Si la narration est parfaitement équilibrée, les acteurs excellents, le scénario de Guy Trosper complexe (inspiré de l’histoire des Nez-Percés, dont on retrouve ici l’éloquence célèbre d’un de leurs leaders, Vieux Chef Joseph, sur "la terre qui est la mere de tous") avec, en outre, une splendide photo du grand opérateur de films noirs John Alton, l’ensemble a peut-être une pointe de sécheresse pédagogique en trop, au détriment de l'émotion. 

Mais je dis cela seulement parce que je le vois aujourd’hui (en 2019), presque 70 ans après sa sortie ayant rêvé de retrouver avec ce film la qualité magique des chefs d’oeuvre suivants tournés par Mann, que j’ai quant à eux vu il y a longtemps, et revu maintes fois.

Malgré cette très petite réserve, je reste stupéfait d’iration car il ne fait aucun doute que la tonalité et l’innovation culturelle dans ce film ont inspiré, comme le dit Bertrand Tavernier, plusieurs grands cinéastes pour leurs westerns ultérieurs traitant des guerres indiennes : sans doute Aldrich, avec Bronco Apache, de 1954 (et qui réalisera bien plus tard l’extraordinaire et poignant  Ulzana’s raid, Fureur Apache, en 1972), et peut être même les anciens maîtres, qui ont renouvelé après cela leur vision de la légende américaine, comme John Ford, d’abord avec The Searchers, en 1956 (un des plus beaux et des plus subtils qui soit sur le racisme) puis Cheyemne Autumn, 1964, ou encore un des autres borgnes de Hollywood Raoul Walsh, avec A Distant Trumpet, La Charge de la Huitième Brigade, en 1964 (celui-ci étant mon western préféré, le dernier de ce réalisateur, tourné alors qu’il avait 80 ans).

(Notule de 2019 publiée en mai 2025).

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Michael-Faure

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