Et je ne parle pas de ce foutu tronc d'arbre en travers de la route, hein, avec des corbeaux chelous qui tournent autour comme des requins devant un bout de barbaque, entendons-nous bien, j'ai déjà conduit en Ardèche, je sais que ce sont des choses qui arrivent. Parfois, même, il y a des sangliers. Et puis tiens, pour rester sur le thème de l'Ardèche, je ne parle pas non plus de ce petit village un peu zarbi où tout le monde me regarde par en-dessous comme si j'avais dit que « la terre est ronde » ou qu'« on est en 2024 », au risque de heurter leurs croyances les plus intimes ; et où on ne m'a même pas demandé de caution pour mon Air BnB (après, ils auraient quand même pu nettoyer la chambre du haut, c'est n'importe quoi la sauce bolo sur le mur de la chambre d'enfant).
Je ne parle même pas de ce mec chelou qui tambourine à ma porte depuis la tombée de la nuit en criant "laissez-moi entrer, b*rdel, c'est le livreur Uber Eats ! J'ai votre bouillabaisse !" (on ne me la fait pas, je sais encore reconnaître un livreur Uber Eats : c'est celui qui livre ma bouffe au voisin puis qui refuse de me rembourser. En plus lui il sourit donc bon, c'est pas possible, c'est forcément un monstre).
Non, c'est presque pire, en un sens : je parle du fait qu'à chaque fois - et je dis bien A CHAQUE FOIS ! - que je tripe un peu sur une série TV (ce qui n'arrive pourtant plus si souvent depuis qu'on a ouvert des écoles de scénaristes en batterie), quand j'ai l'idée saugrenue (confinant au masochisme, à force) de consulter les avis des autres internautes, je lis qu'elle est trop lente et qu'on s'ennuie. C'est comme les couteaux en plastique pour les piques-niques : ça n'y coupe jamais. Pourtant, attendez, ho, je ne suis pas un grand intellectuel, moi, je suis quand même le seul mec au monde à avoir osé dire du mal de la saison 3 de Twin Peaks, parce qu'a priori tout le monde s'éclate à regarder quelqu'un balayer un dancing pendant dix minutes. Ben en ce qui concerne From, j'ai tout de même l'impression que tout va un peu trop vite pour son propre bien.
Du coup, je me demandais quand est-ce qu'on se fâcherait tout rouge, un peu, quand est-ce qu'on se révolterait, nous autres qui aimons tellement ça, nous autres qui ne-sommes-pas-des-moutons, en voyant ce que les nouvelles technologies ont fait de nous, de notre temps d'attention moyen, de notre perméabilité aux développements des personnages, aux ruptures de rythme, au pauses, aux silences. On plébiscite des séries à swiper comme un fil d'actu plein de vidéos de loutres qui dansent la carmagnole (je ne peux pas nous jeter la pierre, j'aime davantage les loutres que les êtres humains), et pendant que chez From on se refait Lost en avance accélérée, le public trouve ça lent. Plutôt que de coller 4 ou 5 à la série, on devrait porter plainte contre les monstres souriants qui nous ont bouffé les entrailles contre quelques centaines d'euros.
Alors oui, bien sûr, From s'appesantit davantage sur les psychodrames que sur les monstres qui font grou-grou dans la nuit. Et j'ai envie de dire TANT MIEUX. C'est le cœur historique du fantastique : des gens ordinaires confrontés à l'extraordinaire (et à ses conséquences). En la matière, From sait d'où il vient et où il va (en tout cas faut-il l'espérer, sans quoi il faudra se faire rembourser). L'action n'y est qu'une toile de fond pour relancer la machine à faire peur et pousser ces figures archétypales dans leurs retranchements tant sociaux qu'émotionnels. Toute la galerie Stephen Kingienne est de la partie. Ça court un peu, ça parle beaucoup, ça pleure, ça vocifère, ça se morfond. C'est le principe. Et pourtant, de façon tout à fait paradoxale, la série manque clairement d'intériorité, de travelings en contrechamp, d'expectative, de mutisme, de parenthèses contemplatives, à l'image de ce très beau générique de début égrainé au son des Pixies (dont on ne se lasse pas). Le constat est sans appel : From ne sait pas respirer. C'est une série qui n'a aucune prétention à être plus qu'un divertissement calibré. Sans doute est-ce d'ailleurs là son principal défaut : elle avait les moyens de proposer quelque chose d'unique, d'étrange, de vénéneux, mais elle n'a pas souhaité accorder sa forme à son fond. Elle n'essaie pas. Elle se contente de raconter une histoire (tordue), et elle s'efforce de le faire de la manière la plus efficace possible, mais sans pour autant sacrifier le développement de ses personnages. Car si From est chiche en péripéties, elle ne l'est pas en rebondissements, ainsi que le commande la tradition narrative moderne : il faut que le récit relance sa machine toutes les cinq à dix minutes, c'est la règle, la série s'y conforme avec un zèle réjouissant et elle fait ça très bien, contre toute attente. ça pourrait être trop mais ça sait s'arrêter avant l'indigestion. Parfois in extremis.
Autre reproche de taille à lui adresser : son absence d'ambition artistique. C'est filmé comme c'est écrit : de manière efficiente et opérationnelle. Ça ne cherche pas l'effet, ça ne fait pas de fioritures, ça illustre élégamment mais ça ne sublime pas (comme pourrait le faire un Devil's Hour ou un Constellation), ça ne cherche jamais (ou presque) à donner à l'image une dimension esthétique significative. Les seules fois où elle s'avise de le faire, le résultat est trop systématique pour ne pas être agaçant, à l'instar de cette propension trop artificielle de la série à décaler ses personnages dans le cadre lorsqu'ils sont filmés seuls, un coup à l’extrémité droite, un coup à l’extrémité gauche, pour étouffer l'image, sans que cela se justifie en rien, rappelant par là les dutch angles incessants de la série live de Cowboy Bebop (en beaucoup, beaucoup plus digeste tout de même, hein, n'exagérons rien. Cowboy Bebop, ses dutch angles, ils nous avaient déjà filé le mal de mer avant la fin de l'intro du premier épisode. From sait fort heureusement se faire plus discret).
Le gore, ensuite, peine à convaincre tant il est superflu. On sent bien que les showrunners devaient justifier de leur PG18+ pour ne pas se faire piquer leur case de programmation tardive, mais clairement, c'est too much, c'est complaisant, c'est là pour être là parce qu'on est en 2022-3-4 et parce que le public est formaté comme ça, il veut de la bidoche et il la veut saignante, on ne sait pas trop pourquoi, quel plaisir il peut en retirer, peut-être la nostalgie de l'Hippopotamus, le souvenir d'un steak bleu qu'on a follement aimé enfant et qu'on n'a jamais oublié, ou bien c'est du porno pour les vampires, qui sait, peut-être qu'ils regardent ça comme nous on regarde les documentaires animaliers sur le brame du cerf, seulement voilà : du soft gore à heure de grande écoute le public en bouffe depuis quinze ans, il est blasé, il en faut toujours plus pour le faire frémir dans ses petits dessous et ça aussi, bon, d'une certaine manière, c'est inquiétant, quand on prend du recul, on programme des cours d'empathie dans les écoles primaires, ce n'est peut-être pas innocent, mais voilà, pour le meilleur et pour le pire, From s'inscrit dans cette mouvance, avec quelques fulgurances dégoulinantes bien dégueu, mais somme toute proportionnellement rares et qu'on sent quelque peu forcées. C'est là. Ça ne gêne pas, ça n'apporte rien. La série s'en erait sans problème, mais sans doute ne peut-on pas en dire autant du public, alors on prend comme ça vient, il faut faire avec. Avec de l'indulgence, on suggérera que cela contribue peut-être à entretenir la tension. Oui, faisons ça.
Autre possible point d'achoppement : le budget, qui semble n'avoir été que brièvement au rendez-vous, à en juger par la façon dont le design des créatures (particulièrement réussi) vire trop souvent au Buffy contre les Vampires du fait d'un maquillage oldschool en plastoc Leaderprice.
Enfin, dès l'intitulé en quatre lettres avec le o au milieu, c'est Lost. Très Lost. Un micro-chouïa TROP Lost. Tout particulièrement en saison 1. On se surprend à de nombreuses reprises à jouer mentalement au Bingo du "ça c'était déjà dans Lost". Et alors attention, moi, Lost, j'adore, hein, ça reste une de mes séries préférées de tous les temps (oui, oui, malgré la fin, j'assume) donc je ne vais pas cracher dans la soupe, au contraire, c'est un format dont je suis client, et j'ai par ailleurs grand plaisir à retrouver Mickaël dans un rôle positif de shérif vieillissant. Mais par moment, ça tient presque du remake qui ne dit pas son nom tellement les twists et événements sont semblables, à quelques palmiers près. On prend le parti d'en sourire. « Par les producteurs de Lost », est-il écrit dans la pub. Thank you, Captain Obvious. Ils auraient pu s'en dispenser, on l'aurait deviné tout seul. Reste qu'au jeu de la comparaison, deux points jouent contre From :
- d'abord, la volonté de se centrer sur l'intrigue principale, là où Lost incluait une dimension humaine par laquelle chaque épisode devenait une fable initiatique en miroir, le é et le présent (ou le futur, ou les mondes parallèles, où la foire à la saucisse, selon la saison) y étant habilement mis en perspective l'un de l'autre (une dimension qui aurait pu bénéficier énormément à From, du reste).
- ensuite, la constance (pourtant irable) avec laquelle les showrunners entretiennent leur mystère, ce qui pourra à terme se retourner contre eux. Il faut en effet attendre la fin de la saison 3 pour commencer à entrevoir à peu près de quoi il retourne, dans les grandes lignes. Ce ne sont pas les pièces du puzzle qui manquent, mais jusque là, aucune ne s’emboîtait durablement. Ce qui s'avère grisant, à moyen terme, parce que l'imprévisible n'a plus pignon sur rue depuis un bail dans les productions sérielles. Mais c'est casse-gueule aussi. Parce que si l'explication finale est décevante (elle le sera nécessairement, ne nous faisons pas d'illusions : les questions sont toujours plus intéressantes que les réponses), elle anéantira rétrospectivement l'intérêt de la série entière, à trop se reposer sur son mystère. C'est donc un pari fichtrement risqué que les scénaristes ont fait, d'autant plus qu'ils prennent un malin plaisir à jouer la carte de la surenchère paranormale. Lost avait au moins les histoires de ses personnages comme filet de sécurité (et heureusement, d'ailleurs, compte tenu du caractère un peu planplan des révélations finales).
Alors pourquoi une note aussi élevée ?
Parce qu'il y avait biiiiiennnn longtemps que je n'avais pas été aussi embarqué. L'ambiance. Ce malaise presque hypnotique. Ce rythme narratif bien équilibré, à contretemps de son époque. Quelques très belles scènes de mélo, à la Haunting of House Hill, dans lesquelles les acteurs se donnent à fond. Quelques idées particulièrement retorses. Il y a quelque chose de palpable, de poisseux, quelque chose qui hante, surtout quand on enchaîne les épisodes seul dans le noir. Comme une réticence à retourner au réel, ensuite, en dépit de toutes ces horreurs. On ne se la sort pas de la tête, comme une mélodie de boîte à musique. On la fredonne du bout des lèvres, on embrasse ses ténèbres.
Contre toute attente : on s'y sent bien. Et même : on s'y sent chez soi. Peut-être davantage que dans le "vrai monde".
...bon alors, il est où, ce fichu tronc d'arbre ?