Dune: Prophecy
5.9
Dune: Prophecy

Série Max (2024)

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Caca vol. 2

(Suite de Caca !)

Mais ça n'est pas tout, il y a les jeux vidéo ! Car il y a une "tradition" de jeux vidéo Dune dont le premier remonte à 1992 et dont les deux derniers en date (Spice Wars et Awakening) sont sortis ou vont sortir dans le prolongement des films de Villeneuve. Ils font partie de la stratégie "transmédia" de Legendary (qui n'est pas sans rappeler Star Wars), stratégie qui s'étend à tout le merchandising (laissons Chaty résumer : "Legendary Entertainment a effectivement étendu ses droits au-delà des films pour englober une large gamme de produits dérivés, y compris les jouets, les jeux vidéo, les collaborations dans le domaine de la mode et les objets de collection. Cette stratégie vise à offrir aux fans une immersion complète dans l'univers de Dune à travers divers s et produits.")

Merci Chaty. Je comprends mieux maintenant pourquoi tu me soutenais précédemment : "Non, "Dune" et "Dune : Deuxième Partie" de Denis Villeneuve ne rentrent pas directement dans le pacte sériel, mais on peut discuter de certaines similarités." Oui en effet, on peut discuter : certaines similarités, moi j'appellerais ça un certain enrobage, ou une astuce pour garder le beurre après l'avoir vendu au client et à la crémière. Mais trêve d'ironie, poursuivons notre raisonnement pour tenter de comprendre où se trouve encore la sérialité dans Dune (où le cinéma, donc, ne se trouve pas). Et bien elle se trouve à l'intérieur, dans la recette (pour les ingrédients, c'est autre chose on y viendra dans un second temps). J'ai demandé à Chaty ce qu'il pouvait me dire sur l'esthétique du film. Il me répond en me parlant de "minimalisme brutaliste et réaliste" (pour précision, je lui avais demandé la même chose pour le film de Lynch, d'où la tournure parfois comparative) : "Influence du cinéma épuré et du brutaliste (sic) : 1 Une approche plus sobre et minimaliste, inspirée par l’architecture brutaliste ; - Des décors monumentaux mais épurés (ex. l’immensité nue des palais d’Arrakeen, les intérieurs sans fioritures). 2 Une palette de couleurs plus naturelle et immersive : - Des teintes dominées par des sables brûlants, des gris et des noirs profonds ; - Un éclairage souvent tamisé et réaliste (jeux d’ombres, lumière naturelle). 3 Des effets spéciaux hyperréalistes et immersifs : - Les vers des sables sont conçus avec une attention au biomimétisme, avec des mouvements réalistes et une texture organique ; - Le bouclier Holtzman est subtil et transparent, avec un effet lumineux sophistiqué au lieu d’un rendu géométrique rigide. 4 Un design sonore et une musique immersifs : - La bande-son de Hans Zimmer, avec ses sons gutturaux et percussions puissantes, ajoute une intensité sensorielle (contrairement à la bande originale de Toto dans le film de Lynch, plus symphonique et marquée par le rock progressif).". Le "brutalisme" ici mis en avant répond à une mode qui vise à faire du monumentalisme bétonnant moche et fonctionnel de l'après guerre une véritable "esthétique". Cette esthétique, disons-le tout de go, n'existe pas (s'il s'agit par là de signer plus qu'une intention : une direction et un travail significatifs). "Épuré" se marie très bien avec "monumental" (c'est-à-dire "brutaliste"). C'est le ruban (bouffette ou fioriture) qui enrobe la chose pour lui donner l'air d'être autre chose que ce qu'elle est, c'est-à-dire rien. Mais ce rien n'est pas rien, c'est la chose même. Le Gaffiot (sur Lexilogos, édition complète 1934), à l'entrée brutus nous donne le sens du mot. Chez Lucrèce et Horace : lourd, pesant ; chez Pline : qui n'a pas la raison (bruta animalia), qui est aveugle (bruta fulmina). Pesant et aveugle, cela convient bien à ce qui a été fait par Legendary à Dune ainsi qu'à son public. Il faut ajouter à cela l'idée de vide, un vide que Chaty enrobe artistement ; comme quand on lui demande s'il n'y aurait pas quelque analogie entre cette "esthétique" et celle de l'image télé : "1 Une structure narrative proche des séries modernes : - Dune (2021) et Dune: Part Two (2024) segmentent un récit unique en plusieurs parties, comme le ferait une série avec des saisons ; - Villeneuve adopte une construction progressive du récit, avec un premier film qui pose le contexte sans apporter de résolution immédiate ; Contrairement aux films épiques classiques (Lawrence d’Arabie, Le Seigneur des Anneaux), il n'y a pas de climax immédiat ni de fermeture nette dans le premier volet. 2 Un monde détaillé et immersif comme dans une série haut de gamme : - L’approche de Villeneuve privilégie une attention minutieuse aux détails, aux rituels, aux langages et aux interactions politiques, comme on le voit dans des séries complexes (Game of Thrones, Foundation) ; - Le film prend son temps pour installer les enjeux géopolitiques, culturels et religieux, ce qui rappelle la lente montée en tension propre aux séries longues ; - Les choix de mise en scène, avec des plans contemplatifs et immersifs, rappellent aussi certaines séries HBO qui misent sur un rythme posé et une mise en valeur de l’univers. 3 Une esthétique qui se distingue du format télévisuel : - Un sens du gigantisme et du spectaculaire : - Villeneuve compose ses plans avec un sens du monumental que la télévision ne permet pas toujours d’égaler (décors massifs, vastes paysages naturels, usage du format IMAX) ; - L’image est pensée pour écraser les personnages par l’ampleur du monde qui les entoure ; - Un langage visuel cinématographique marqué : - Le rythme est lent et contemplatif, mais Villeneuve privilégie des cadrages et un travail de lumière sophistiqué, éloigné des standards de mise en scène des séries télévisées ; - La direction artistique adopte un minimalisme brutaliste qui contraste avec l’approche souvent plus décorative des séries de SF ou de fantasy."

Je retiens qu'en effet le format de l'écran télévision et le format IMAX sont deux choses différentes, même si (et Chaty, excuse-moi pour cette remarque) l'"immersif" c'est en fait un peu comme à la maison (le comble du très très très grand écran c'est d'y être comme chez soi) : puisque HBO a déjà montré la direction (dans le "détaillé et l'immersif") avec Games of Thrones (il ne restait plus qu'à être un peu plus malin qu'Alexandre Astier : 2,5 millions d'entrée pour la version ciné de Kaamelott, pfffhh ! – et même pas d'Oscar !). On retrouve la même idée "cumulative" (comprendre : tautologique) et paradoxale dans le gigantisme et l'écrasement des personnages sous les "décors massifs" et les "vastes paysages". Cela me rappelle ce que disait Annie Le Brun à propos du gigantisme de l'espace muséal : "... le gigantisme de ses productions change complètement la donne et forcément le regard porté sur l’histoire de l’art tout entière. Non seulement en ce que, devant la plupart de ses réalisations à l’évidence conçues pour avoir un impact d’effets spéciaux, il ne saurait être encore question de laideur ou de beauté. Mais le seul fait qu’elles débordent systématiquement les limites convenues des lieux d’exposition constitue une étape décisive de cette étrange guerre engagée sur le terrain sensible." (Ce qui n'a pas de prix). Et encore (à propos de Damien Hirst) : "Ce débordement, projeté, calculé, orchestré de longue date par l’artiste et son commanditaire François Pinault, est sûrement une des manifestations les plus abouties du réalisme globaliste. Mais si Damien Hirst en aura conforté sinon accru sa renommée internationale, sa réussite exceptionnelle est d’avoir exhibé son pouvoir de faire exploser l’espace d’exposition traditionnel par la démesure cynique de son propos. Car, en plus de leur gigantisme, il n’est aucune des pièces exposées, réalisées en bronze, marbre et pierres semi-précieuses, qui n’ait résulté d’un grossier pillage-démarquage d’une histoire de l’art où rien n’existe plus que grossi vingt à cinquante fois." (Ibid.) Grossier pillage ça pourrait s'appliquer à l'utilisation du terme même de "brutalisme" et à une référence dont notre génie québécois n'a au fond absolument que faire. Annie Le Brun dénonçait dans son ouvrage la guerre du (dé)goût livrée à très grande échelle par le "capitalisme artiste" (dans la sphère de l'Art et au-delà, sous l'égide du Marché, avec la bénédiction de ses acteurs et l'aval du public). Le réalisme globaliste dont elle parlait (expression parfaitement adaptée à Dune, avec son "naturalisme" – terme employé par Chaty qui invoque le "jeu naturaliste et introspectif" des acteurs – et son gigantisme de home cinéma), on pourrait aussi l'appeler "fonctionnalisme global", une façon d'occuper le terrain, d'occuper l'espace en mettant le paquet (de fric) mais dans la logique de calcul de rentabilité qui est celle du capitalisme financier, du capitalisme "dématérialisé". Cette logique est évidemment brutale (ce qui explique l'enthousiasme pour le substantif dérivé). Le "changement d'échelle que le réalisme globaliste impose (...) c'est le signe de l'intensification de la même guerre qui se poursuit, affectant aussi bien l'histoire collective que l'histoire de chacun (...) Toute cohérence sensible en est bannie. Et la dérision aidant, impossible de prendre la mesure des ravages qui s'ensuivent, impossible d'en percevoir le tragique" (ibid.). Ailleurs encore : "... les deux lignes de force du réalisme globaliste : la première, affirmer l’inéluctable de la société dont il est l’émanation à travers le choix, on l’a vu, non plus de représenter mais de présenter [je souligne]. La seconde, reconnaître la pléthore de déchets, en les exposant de la façon la plus spectaculaire, voire la plus complaisante, pour mieux faire oublier que leur surproduction menace réellement l’avenir du monde. C’est à cette stratégie de l’excès que le réalisme globaliste doit de triompher, non par le non-sens comme, on le sait, certains en accusent l’art contemporain tout entier, mais au contraire par la manipulation du sens [je souligne encore]." (ibid.) Il y a du déni à l'œuvre comme elle dit par la suite et ceci nous donne l'occasion de renouer avec la perversion dont nous parlions en amont. C'est par l'œuvre qui a à voir avec le déchet, le déchet auquel elle se lie, d'une façon ou d'une autre, c'est avec cette œuvre que l'art contemporain s'est livré à la fois à une exploration et une restauration de l'idée de fétiche. Et la question du fétiche fournit en effet d'importantes précisions pour saisir, au-delà des différences qui séparent à première vue l'"élitisme" des amateurs d'art contemporain et le populo "sériephile" aux prétentions plus modestes (réhabilité dans son "expertise" et sa "sensibilité" grâce aux bons soins d'une autre "grande chercheuse", Sandra Laugier), les mécanismes, les identifications communes et leur mise en jeu par le profilage.

Dans Éthique et esthétique de la perversion, Janine Chasseguet-Smirgel rappelle que "Freud montre [dans "Caractère et érotisme anal" (1908)] que l’intérêt ancien pour la défécation est ainsi relayé par celui qui est porté à l’argent. Il existerait, ainsi, d’une part, une opposition manifeste entre l’objet originel (les fèces) et l’objet dérivé (l’argent) et, d’autre part, une césure apparente entre l’intérêt pour l’argent et la défécation, tandis qu’au niveau inconscient existent l’identité et la continuité." Cette césure est déterminante pour apprécier ce qui se joue sur la scène fétichiste de l'art dans l'ordre d'un rapport à la valeur et à sa transformation (son inversion) : "Ce sont les formations réactionnelles qui amènent cette apparente inversion des valeurs. Ainsi, les pièces d’argent ne sont rien d’autre que des excréments désodorisés, déshydratés et devenus brillants. Pecuma non olet. (On pourrait citer, ici, l’expression « propre comme un sou neuf ».) De plus, pour Ferenczi, l’esthétique tirerait ses racines de l’analité refoulée [je souligne]. Il convient d’étudier, en outre, l’effet produit par la perte de la toute-puissance et du prix attachés originellement aux fèces par l’enfant. Cette toute-puissance et cette valeur, à l’instar de toutes les satisfactions dont l’homme a une fois joui et qui ne peuvent, selon Freud, disparaître, mais seulement s’échanger contre d’autres, semblent ne pas être entièrement transférées sur les satisfactions inhérentes aux phases ultérieures de l’évolution, mais ont besoin de substituts apparemment nouveaux, aux caractéristiques inverses de celles de l’objet originel. Les traits de signe contraire les rendent acceptables au Moi, qui les investit de la puissance et de la valeur primitivement attachées aux excréments.". Les choses sont assez claires concernant ce monde de l'art entièrement polarisé par la question de l'objet et de sa valeur. Il l'est moins si l'on change de crémerie, que l'on e de celle de l'élite à celle du peuple (convoitée avec gourmandise par le profilage). Mais quelle raison de penser que le peuple n'est pas touché par ces rapports, qu'il n'y trouve pas son compte (au prétexte peut-être qu'il n'aurait pas les moyens de se les offrir) ? En réalité le profilage, via la sérialité (je reviendrai sur l'articulation des deux), redouble et confirme l'ambivalence de l'objet (consommable fétichisé : investi d'une valeur qui contredit et que contredit sa nature d'objet à consommer) en la rendant (contrairement à ce qui se e dans l'art, qui cultive la visibilité de cette césure, de ce paradoxe) invisible, imperceptible. L'amateur peut alors jouir du bénéfice que représente l'inversion (transformation de la merde en or) sans devoir subir l'insistante et complexe rhétorique qui va avec, la "voix de l'artiste" et son message (que peut priser l'amateur d'art, en fier bénéficiaire qu'il est des ressources du capital symbolique). Rien de tel pour le sériephile qui n'a pas la chance d'appartenir au monde des héritiers (et s'il l'a, cette chance se transforme en crime de "lèse-socialité" qu'il lui faut alors expier auprès du peuple dont il entend la voix crier : "justice" !). Le clivage, ou l'ambiguïté dissociative qui permet d'acquérir pour une somme colossale un peu de "merde de l'artiste" en sachant ce que l'on fait et qu'on le fait "à bon escient", ce clivage est reversé si l'on peut dire au profilage, le profilage qui intervient avec la "série culturelle" pour régler d'une certaine façon ces problèmes de méconnaissance (engagés sous le rapport des "inégalités culturelles"). Le profil comme "recommandation algorithmique" est un concept d'accès. Pour Chaty : "D’un point de vue technique, la recommandation algorithmique remplit une fonction d’aide à l’orientation dans un volume massif de contenus. Face à la surabondance d’informations, elle : - Personnalise l’expérience utilisateur en mettant en avant des contenus supposés pertinents ; - Réduit la surcharge cognitive en filtrant les propositions ; - Facilite la découverte de contenus en mettant en avant des éléments peu visibles autrement. Dans ce sens, elle peut être vue comme un service d’information visant à améliorer l’accessibilité aux contenus." Cependant : "Si la recommandation algorithmique joue un rôle d’intermédiaire informationnel, elle ne repose pas sur une logique purement informative ou pédagogique, mais sur une logique d’optimisation des interactions et de la consommation. Cela la distingue d’un service public d’information, par exemple." Sérialité et profil algorithmique (reconnaissance et assistance par l'algorithme qui mande et recommande l'objet, et à travers lui le monde) ne sont évidemment pas synonymes. Cependant nous voyons, pour le fétichisme sériel comme pour le profilage de recommandation, à quel point la lettre et sa demande sont "l'objet même". Pour le sériephile, l'important c'est d'aimer (pour reprendre un titre de film dont la charge ironique n'apparaîtra pas d'emblée). L'important c'est la philosérie (un phílos dont Sandra Laugier a fait une "philosophie" des séries). Une importance qui sert cependant, un peu à la façon du cheval de Troie, de principe recouvrant (alibi, couverture) mais également de point d'entrée aux forces extérieures qui viennent occuper le terrain grâce à l'art et la ruse de la science discrète. Le profilage n'offre pas seulement la "loupe" (de l'accès), il est aussi ce véhicule et joue, en tant que tel, d'une fonction d'accélération cruciale pour toute l'opération et particulièrement pour ce qui concerne cette structure de la perversion (qui vise dans son étymologie un retournement, un renversement). Le renversement en question apparaît de façon claire dans l'exposé qu'en fait un article libre d'accès sur le portail Cairn : "La production de l'usager par les algorithmes de Netflix". Il y est décrit comment Netflix influence ses abonnés et manipule la façon dont ils perçoivent les services qu'ils ont consenti à payer. La recommandation est ainsi en réalité une prescription (un ordre) doublée d'une manipulation qui consiste à l'occulter sinon la faire oublier en s'appuyant sur la mobilisation d'un véritable savoir sur les propriétés addictives des programmes et l'exploitation de ces propriétés dans le cadre "strict" d'une "expertise" de l'accès. Tout ceci relève d'un échafaudage savamment pensé : Netflix n'a pas toujours proposé "une immense quantité de contenus" (Chaty). Il est "é d’un catalogue limité à une offre gigantesque et diversifiée, dominée par ses propres productions. Son modèle repose sur un renouvellement constant du contenu, avec un équilibre entre qualité et quantité qui est souvent débattu."

Cette évolution obéit à son ambition et renforce son pouvoir de prescription : face à une telle quantité de contenus, cette dimension apparaît même nécessaire. Comment s'orienter ? Mais le cheval de Troie c'est la façon dont, en calculant l'usager, Netflix a trouvé la réponse à son problème initial : la faiblesse de son catalogue. Certes, celui-ci s'est enrichi grâce à des acquisitions mais son principal modèle (Chaty nous le confirme) vient désormais de productions maison. Netflix berne ses abonnés en leur refourguant le déjà vu évalué par l'audience, un déjà vu qu'il retraite sous le rapport du profilage et dans la recombinaison des éléments entre eux (recombinaison qui constitue son modèle de production). Le résultat c'est un circuit fermé, un recyclage, une façon de disrupter et d'instrumenter l'espace (du) public en calculant ce public et en intégrant ce calcul dans un circuit où production et consommation sont de plus en plus intégrés et qui est un circuit de plus en plus court. Et c'est aussi en même temps une façon d'imposer une norme : la norme d'un faux, d'une falsification produite à grande échelle et dont le public (un ensemble d'individus individués et non une foule décomposable et instrumentable) est la victime, mais aussi plus largement la société et les individus dans leur diversité. Toujours plus de choses qui ne sont jamais autre chose mais toujours la même chose qui revient à travers la combinatoire du profilage (qui n'est qu'une application de l'analyse de données) et dans la même logique de disruption qui touche à la définition du public et de l'offre de "contenus" (ce qui était autrefois la tâche des genres cinématographiques). Netflix (une antonomase pour désigner les prescripteurs "algorithmiques" du néo-cinéma), c'est une norme ; une norme et une méthode pour dire de la façon la plus objective ce que sont les goûts des usagers. Cette définition fait force de loi : les usagers s'y soumettent parce qu'ils ne sont pas capables de savoir eux-mêmes ce qu'ils aiment (et comment le pourraient-ils, comment pourrions-nous délimiter à l'avance ce qui est digne d'être aimé). Ils savent juste l'apprécier, l'estimer, lui donner un prix, et pour cela il leur faut une norme, une règle qu'ils peuvent suivre et qui les guide.

Les plateformes comme Netflix profitent de cette méconnaissance, méconnaissance de la philia comme culture, objet d'un entretien et d'un soin dans lequel entre une critique ; Bernard Stiegler cite à ce propos dans un des volumes de La Technique et le temps Malaise dans la civilisation : "… au plus fort de l'état amoureux, la démarcation entre le moi et l'objet court le risque de s'effacer". "L'amour est un état d'exception". Un état qui découle du fait de "devoir faire confiance sans savoir". Pour pouvoir consister et persister, l'amour sans savoir doit devenir amour du savoir, le savoir se constituant comme socle, appui des possibilités de la confiance. Et ces plateformes prétendent à une transparence qui n'est rien d'autre qu'un parfait déni de leur opacité (ce que relève Philippe Huneman dans son ouvrage sur le profilage : "Pareille opacité révèle un paradoxe notable, puisque internet autorise en même temps la transparence la plus extrême : c’était par exemple la morale des mésaventures de Marc L**. C’est aussi l’accès par des millions de webcams en des myriades d’endroits du monde, incluant la chambre à coucher d’inconnus. C’est Streetview, c’est le contenu de la presse locale de toutes les microlocalités imaginables. Bref c’est ce dont rêvaient Leibniz lorsqu’il appelait "Dieu" une substance susceptible de refléter avec clarté la totalité de l’univers, et Borges en inventant cet objet nommé "aleph" qui, à chaque coup d’œil, révèle un éclat du monde, et ceci à l’infini. Mais, par son fonctionnement, internet implique une opacité tout aussi extrême, celle des mécanismes par lesquels notre existence est affectée par lui au moment même où elle s'y aventure et y laisse des traces."). Le déni que l'on trouve dans le récit, dans sa réception, ce déni est organisé dans l'inter-face qui est système (et non surface, c'est-à-dire que la relation engage une dépendance réciproque entre contenus et usagers qui implique – sans le lui expliquer – que l'usager soit formé et trans-formé en même temps que l'interface s'adapte à lui – la personnalisation – mais aussi que ce que l'interface relie, les objets interfacés eux-mêmes dépendants de cette première relation, deviennent d'une certaine façon ses propres productions) et ce système est clairement conçu comme une production de l'usager via les usages qui lui sont prescrits (cf. sur Cairn : "La production de l’usager par les algorithmes de Netflix. Les Enjeux de l'information et de la communication").

Le profilage m'intéresse dans la perspective de perversion : par rapport à ce déni de son intervention sur la loi, de son rôle dans la production d'une norme qui ne dépend plus du langage mais de son substitut instrumental (algorithmique). Comme il faut être deux pour danser le tango, il faut être deux pour jouer la perversion. Le profilage donne à l'amateur ce qu'il veut (sans le savoir de ce qu'il veut). Il lui donne le non-savoir dans quoi s'achève l'espèce de savoir amoureux dont l'amateur se repaît (qui n'est au fond qu'une variante de la nostalgie), il lui donne l'illusion de la philia sous la forme pervertie et pervertissante de la disponibilité et de la profusion : la diversité des plats répond à l'appétit de celui qui veut goûter à tout. Mais la gourmandise fait oublier que cette diversité est fausse, qu'elle est seulement le résultat de la pulsion qui confond quantité et qualité. Le danseur de tango est le "profileur" qui façonne le profilé en convertissant sa ivité en "actions" (comprendre : en actif financier). L'amateur oublie quand il s'adonne à sa ion ; son oubli est nécessaire au même titre que le répit et le repos mais c'est un oubli tout de même : un relâchement de l'attention qui constitue une opportunité pour les rapaces de tout poil, les profileurs qui sont des profiteurs et qui savent "hacker", repérer les failles et faire leurs entrées dans les systèmes les plus sécurisés (le cheval de Troie : métaphore des temps modernes). Le profilage culturel est ainsi un cheval de Troie qui consiste à s'emparer d'une ancienne logique structurelle et à l'instrumentaliser stricto-sensu : à en faire un instrument en faisant du même coup de chaque profil un actif (au sens d'un élément de production). Les profilés travaillent pour le profileur qui représente en même temps le souteneur (définition du wiktionnaire : "Celui qui, vivant du gain d’un(e) prostitué(e), prétend assurer, en retour, sa protection.") et le dealer. La métaphore, pour osée qu'elle puisse paraître, touche aux véritables enjeux : la confiance et l'exploitation de cette confiance. Le profileur dévoie l'amour du profilé qui se donne ainsi à n'importe qui, à n'importe quoi. Le profileur est aussi et d'abord un dealer ; le tapin est son affaire, ce qu'il tapine c'est le client qui a fusionné avec la prostituée qui s'auto-prostitue en se livrant ainsi corps et âme à son souteneur-dealer, qui récolte ainsi deux fois la mise (une fois la captation des publics par le marketing d'influence, l'autre fois la captation de l'attention par les "dark patterns").

Il faut revenir à ce que dit Matthieu Letourneux dans Fictions à la chaîne. "Par définition, les imaginaires sériels circulent, sont repris, se transforment dans l’ensemble de l’espace culturel. Ils forment une masse considérable de textes. C’est ce qui explique qu’ils sont au cœur des mutations qui ont conduit aux pratiques culturelles contemporaines [je souligne]." Pour Letourneux, le "texte" ça n'est pas l'œuvre. Le texte c'est ce qui se trouve avant et qui détermine la possibilité de l'œuvre, c'est ce qui circule et forme avec le média auquel il se rattache une unité conditionnelle (pas de texte sans média) et structurelle (le texte est contenu et de communication, il participe en tant que tel d'un système – système médiatique – qui l'englobe et le singularise). Un article d'Yves Érard sur Cairn ("Un texte c'est quelque chose qu'on lit") précise le point important : un texte, ça se lit, c'est donc essentiellement une relation et une relation avec un lecteur ; mais (ce que l'article ne dit pas vraiment) cette relation avec ce lecteur s'opère via une interface, un c'est-à-dire un objet technique (trace, technique de la mémoire : ce que Stiegler appelle hypomnémata). Il faut entendre le terme "lecteur" au sens large de récepteur social (qu'Eco appelle "destinataire"). L'intérêt de Letourneux va au "refoulé" qui entre dans la fabrique moderne de ce lecteur et du texte qu'il lit, qu'une certaine norme a pu établir comme l'"œuvre" (production originale, singulière et parfaitement autonome de l'"Auteur") : "la tradition critique insiste encore généralement sur l’originalité de l’œuvre comme manifestation d’un projet auctorial. L’accent est mis sur un triangle formé par l’auteur, le texte et le lecteur. Certes, rares sont ceux qui s’en tiennent à la clôture du texte, et des efforts de contextualisation sont opérés, au moins avec l’intertexte des autres œuvres de l’auteur, mais aussi, généralement, avec les productions de ses contemporains ou de ses prédécesseurs ainsi qu’avec le contexte historique, social et médiatique qui rend possible son discours. Dans tous les cas cependant, ce qui est mis au jour, c’est la spécificité d’un texte plutôt que la lignée qui le fonde". Mais cette affirmation rencontre un démenti, le démenti de la sérialité : "On insiste ainsi sur l’expérience produite par l’œuvre unique, et le jugement esthétique porte en partie sur la faculté de l’auteur de proposer une relation de lecture qui ne se confond avec nulle autre. Une telle position repose sur le raisonnement qui veut qu’un grand écrivain se singularise, et qu’une œuvre, pour marquer l’histoire littéraire, doit dominer le tout-venant des productions qui lui sont contemporaines. Dès lors, le jugement esthétique évacue [je souligne] à la marge les œuvres reposant sur une relation médiatisée par d’autres acteurs que le triangle de l’auteur, du lecteur et du texte (...) À la pureté de la relation littéraire répond l’impureté d’une relation « paralittéraire » dans laquelle le regard sur l’œuvre est toujours parasité par des éléments malmenant la clôture du texte sur lui-même : ensemble plus ou moins identifié d’intertextes dont les conventions sont reprises au point d’en déterminer forme, style et thèmes, conditions éditoriales contraignantes, de diffusion qui influe sur la communication, modes d’écriture et de lecture qui se conçoivent en relation avec des modèles (formels, thématiques) aliénants, etc. Tous ces traits entraînent des effets de sérialité, au sens où ils engagent une communication dans laquelle l’œuvre se pense non dans son unicité, mais dans sa relation à un ensemble plus vaste : série de livres, collections, genres, personnages et univers de fiction récurrents… Dans ce cas, le jugement esthétique évalue le texte à l’aune de cette masse de productions qui le portent. De même, l’auteur sériel s’engage dans un processus d’écriture qui le conduit à penser son œuvre dans un ensemble plus vaste (qu’il s’agisse d’un genre, d’une série à héros récurrents, d’une collection ou d’un contraignant)." Pourquoi faire de la sérialité un "refoulé" ? Parce que la haute culture en use ainsi à l'égard de la culture populaire ; elle se définit du moins à l'opposé de cette culture populaire qu'elle cherche à déer en défendant un "bon goût" qui n'entre pas dans ses préoccupations, qui n'est pas son problème ou son souci. L'idée de "bon goût" renvoie à la question de la tradition qui en fait son enjeu et qui lutte non seulement contre les atteintes au goût qu'elle voudrait préserver et transmettre aux jeunes générations mais contre de nouveaux goûts qui viennent redoubler la perte du "bon" goût en le renvoyant au é (en niant ce qui pouvait le rendre désirable pour en faire quelque chose de périmé, à quoi il ne faut plus s'accrocher). Mais ce mouvement qui fait atteinte au bon goût est aussi un processus vital (comme peut être vitale la levée du refoulement dans la cure).

En résumé, dit Letourneux, et par rapport à cette prétention classique et moderne à faire du goût un enjeu, il y a retour du refoulé, un retour encouragé par l'essor au XIXe siècle de la culture matérielle et marchande et la façon dont celle-ci a pu prendre en charge "ce qui n'était pas" le bon goût (en contestant donc qu'il puisse y avoir un bon goût, et de façon à ce que la question du goût revienne à une pure affaire d'économie, d'exploitation "démocratiquement" marchande). Ce retour du refoulé sériel défini comme "déplacement des textes vers les architextes", "circulation des imaginaires", "pratiques participatives" est étroitement lié à la consommation, ce qui en fait l'expression d'une culture de la consommation : une culture que nous devons nous résoudre à ettre comme étant "notre" culture ("Parce qu'elle est l'expression de la société de consommation, la culture sérielle est, de la façon la plus forte qui soit, notre culture"). Ceci n'est pas sans implication au regard de questions qui touchent au sens de l'histoire, et notamment à un devenir de la culture, devenir dont il faut constater qu'il est un advenu, et, suivant l'expression employée par Letourneux, l'advenue d'une "culture de (qui n'est plus que de la : c'est moi qui rajoute) consommation". Letourneux précise sa pensée sur ce point dans un entretien à La Grande Table de Culture (Le temps des séries avec Matthieu Letourneux, 21/12/2017) : "... je pense que la culture à partir des années 1850 s'est pensée ainsi [en résistance à la culture marchande], je pense qu'elle s'est pensée ainsi parce que précisément la culture marchande se développait, la culture médiatique aussi (...) Le paradoxe c'est que la culture, la haute culture s'est pensée ainsi dans une logique de résistance de plus en plus forte et peut-être aussi (...) d'opacité par certains côtés et, malheureusement, le combat en réalité est perdu probablement depuis les années 60, depuis le triomphe des industries culturelles mais aussi le fait que les sous-cultures, les contre-cultures ont commencé aussi à investir la pop culture."

CQFD. Résumons le topo : Y a plus d'auteur (au sens institué par la "haute culture"). Les industries culturelles ont "disrupté" le modèle aristocratique de la création au profit d'une sérialité qui (re)met à l'honneur une dimension plus collective de l'auctorialité (comme le dit Letourneux : "Finalement l'idée d'un auteur unique, elle est très propre à la littérature. La peinture, jusqu'à très tard, était collective, c'était de la peinture d'atelier."). Letourneux reconnaît que "tendanciellement, les productions sérielles épousent finalement les logiques de séduction de la culture marchande". Mais c'est pour relativiser : "Cela dit, c'était vrai du cinéma. Le cinéma ne pouvait vivre qu'industriellement, dans des logiques marchandes" (entretien à La Grande Table). Letourneux ignore totalement, ce disant, la question centrale, la question essentielle du "mal de caca", à laquelle même Sandra Laugier (dont la pensée est à de nombreux égards absolument catastrophique) semble prêter un minimum de sensibilité à la fin de Nos vies en séries (mais un minimum car même si la "série télévisée populaire semble connaître le même sort que le cinéma", réjouissons-nous des grandes avancées démocratiques représentées par la prolifération exponentielle des séries partout dans le monde) ! La question c'est évidemment la tendance que l'on devrait reconnaître et dénoncer pour la destructivité qui est la sienne (qui saute aux yeux dès lors qu'on y prête un peu attention) mais qui prend un tel caractère de systématicité, de prépondérance et de domination qu'il n'y a plus rien d'autre à faire semble-t-il que s'en arranger (ou bien aller s'installer sur une lune de Jupiter). Il y a là une forme de cynisme consubstantielle à la perversion sociale qui révèle l'évolution apocalyptique du capitalisme, évolution dont le caractère technologique n'échappera à personne et dont le profilage ne représente que la pointe, la face émergée et (plus ou moins) visible.

Mais revenons un peu en arrière. L'amateur, disais-je, ne sait pas ce qu'il aime et c'est le profilage qui s'occupe de ce savoir (il lui donne ce qu'il veut car l'amateur lui a délégué le savoir de ce vouloir). L'amateur dont je parle est un conso-amateur dans les termes qui pourraient être ceux de Letourneux : un consommateur qui aime et consomme. L'acte de consommation vient en second terme mais cela ne veut pas dire qu'il soit secondaire, ou qu'il constitue un sujet à part. C'est en fait tout le contraire et c'est la raison pour laquelle il y a industrie et industrie ; l'industrie de la télévision et l'industrie du cinéma qui toutes deux permettent d'envisager la question du goût et de la consommation mais différemment et de telle façon qu'il est aisé de spécifier comment la culture de l'une, celle du cinéma, est capable de créer des rapports qui vont très nettement au-delà des possibilités ouvertes par celle de l'autre. Le cinéma a mis du temps à s'installer et il l'a fait sur la base de l'œuvre d'art totale (Gesamtkunstwerk) : comme moment de synthèse de traditions de très longue durée (théâtre, peinture, composition musicale). La télévision est venue liquider cette synthèse en shuntant, grâce au poste de télévision, le tiers constitué par l'exploitant (qui détermine localement les conditions de visionnage et permet ainsi de constituer le cinéma autour d'un public et non d'une audience). La télévision répond à l'idée qu'on peut faire la même chose que le cinéma mais avec des process et des visées plus rentables. Et surtout à l'idée qu'en s'adressant directement au spectateur (sans er par le public : du moins en restreignant le public à la part congrue, celle du foyer familial), on lui chantera bien mieux la douce chanson de la persuasion (regarde ce bel homme, cette belle femme, tu veux leur ressembler ? Achète nos cigarettes !) ; ce faisant on résout la délicate question du financement puisque c'est la publicité qui s'en charge : le programme est donné en contrepartie de la publicité qui prend à la télévision un tour beaucoup plus invasif, programme dont la définition tend de plus en plus à s'aligner sur une dynamique pulsionnelle de l'achat et de la consommation. En réalité (et comme le rappelle Stiegler dans une interview pour Thinkerview, "Bernard Stiegler : mutations sociales, politiques, économiques et psychologiques", le 17/01/2018), la télévision ne fait là qu'accomplir un projet imaginé de longue date avant elle, imaginé, dès son origine, pour le cinéma (dans la même interview : "Un débat au Sénat américain en 1912 : Quelle importance accorder au cinéma ? Et un sénateur dit la chose définitive : le cinéma, c'est le commerce. Si on a une industrie du cinéma, on contrôlera la production et la consommation"). Ce qu'on appelle télévision n'est rien d'autre, finalement, qu'une rationalisation du cinéma, une manière d'aller au but en s'épargnant tout le temps et l'énergie dépensés pour obtenir en retour un peu d'attention, c'est-à-dire du temps de cerveau disponible (et l'histoire a montré qu'il y avait du fric à se faire avec ça).

La question du conso-amateur c'est la question de la délégation qui se joue dans l'accès direct : accès au programme, "au direct", sans différé ; sans la différance du cinéma qui e par des temps d'élaborations et de maturation, donc de nécessaires déphasages avec le temps réel du spectateur : le temps de sa vie, de ses contraintes, de ses horaires, dispositions et disponibilités. Le direct ça ne veut pas dire seulement le "temps réel", ça veut dire aussi l'absence d'intermédiaire. On dit au spectateur : vous n'avez pas besoin d'aller au cinéma, le cinéma va venir à vous. Mais on engage ainsi, comme avec le "temps réel", une illusion. Le cinéma ne vient pas comme l'Esprit de Noël, qui dépose les cadeaux au pied du sapin (et le Père Noël repart sur son traîneau enchanté en chantant ) ; au cinéma, il vient avec l'institution trinitaire (comme la Sainte Trinité : Production, Distribution, Exploitation) tandis qu'à la télévision il fait l'objet d'une prestation, VOD, abonnement, ou d'un service (public, financé – encore – majoritairement par l'État) et ce que l'on trouve en matière de cinéma via ces prestations et ce service n'est pas le cinéma en général mais toujours une de ses définitions ou déclinaisons (c'est-à-dire une de ses prescriptions – le definitor ou définiteur, celui qui définit, étant le prescripteur, celui qui prescrit).

Je vois ici l'occasion d'un petit détour psychanalytique : l'idée de rendre l'objet plus familier, de le domestiquer, de le rapporter à soi en oubliant quelque peu l'étrangeté de ce déplacement (c'est aussi, éminemment, la question de l'étrangeté technique : j'appuie sur la télécommande, et hop, ça marche – pas besoin de projectionniste !), cette idée invite à envisager la question de la perversion chez le conso-amateur non pas dans les termes du fétichisme de la marchandise mais dans ceux de lalangue, concept lacanien dans quoi il faut entendre un certain rapport à la langue maternelle : "C’est la langue dans laquelle un sujet a été élevé. Sa langue première. Langue maternelle et non langue d’une nourrice dont le bébé peut aussi balbutier quelques mots, elle permet au sujet une familiarité dans son usage à nulle autre pareille (...) D’être transmise par la mère, ou toute autre personne tenant lieu de premier Autre, donne à lalangue une dimension corporelle, une dimension de jouissance à l’enfant auquel elle s’adresse. Ce dernier écoute dire ou chantonner sa mère, s’essaye lui-même à donner de la voix à travers ses gazouillis, sa lallation, mot dont Lacan souligne la proximité phonétique avec lalangue, plus musique homophonique que langage articulé. Plaisir, jouissance, premiers affects, le bébé inaugure à travers cette lalangue sa rencontre avec un Autre. Un imaginaire non spéculaire (sauf dans les yeux de la mère, comme l’a signalé Winnicott), un symbolique naissant, un réel encore indiscernable." (Dominique Simonney, Lalangue en questions, sur Cairn) Lalangue "est construite dans la jouissance du parler de la mère, en deçà de ce que la langue signifie" (Jean-Pierre Lebrun, Un immonde sans limite).

Lalangue c'est en effet autre chose que le fétichisme mais ça n'est pas non plus totalement sans rapport ; on pourrait dire que lalangue postule (demande) le fétichisme en tant qu'objectivation (au sens littéral), fixation à l'objet comme représentant portable et instrumentable : infinitisation à peu de frais d'une Jouissance primaire (prie-mère dans lalangue lacanienne). Le déni qui caractérise le rapport au fétiche est une sorte de désymbolisation symbolique : l'objet est toujours autre que ce qu'il est mais cette altérité, au lieu d'être médiée, prise en charge, élaborée, questionnée au travers du langage reste fixée à l'objet qui devient ainsi le médiateur de l'autre (ou de l'Autre) ; un médiateur plus direct en ce qu'il parle aux hommes sans qu'ils aient besoin de le comprendre (il leur suffit de reconnaître le pouvoir, réel ou imaginaire qu'il a sur eux, et celui qu'ils acquièrent grâce à lui). Le fétiche ne parle que le langage de la cause et de l'effet. Nietzsche disait ceci à propos du fétichisme : "... nous entrons dans un grossier fétichisme si nous prenons conscience des conditions premières de la métaphysique du langage, c'est-à-dire de la raison. Alors nous voyons partout des actions et des choses agissantes : nous croyons à la volonté comme cause en général : nous croyons au "moi", au moi en tant qu'être, au moi en tant que substance, et nous projetons la croyance, la substance du moi sur toutes ces choses – par là nous créons la conception de "chose"." (Le crépuscule des idoles, cité dans Le fétichisme de Paul-Laurent Assoun). L'intéressant ici est de mesurer qu'il n'y a pas fétichisme ou symbolisation langagière, le fétichisme peut décrire une tendance qui va à l'objet, à l'objectivation réifiante y compris des catégories de la raison et du langage, c'est pourquoi lalangue constitue le champ de concernement privilégié du fétichisme qui peut y trouver la nourriture de causes et d'effets dont il est si friand.

Or c'est lalangue qui relie entre eux les amateurs, et non le langage ; la culture de l'amateur, c'est une culture de la désignation, du signe, de la reconnaissance qui constitue le lecteur par la lettre (de son alphabétisme) et non l'esprit (de sa littératie, terme que l'on peut comprendre ainsi : "Le fait de maîtriser l’écrit pour pouvoir penser, communiquer, acquérir de nouvelles connaissances, résoudre des problèmes, réfléchir sur notre existence, partager notre culture ou se distraire est ce qui définit le type et le niveau de littératie atteint par des individus que l’on dira lettrés - litterati - au sens où l’entendait Cicéron qui posait la littératie - scientia litteratura - à la fois comme le fondement de la sagesse et de l’éloquence." Régine Pierre, Entre alphabétisation et littératie : les enjeux didactiques, sur Cairn). Bien entendu la question de la signification (du goût) n'est pas évacuée. Et la critique non plus mais l'éthique de l'amateur, si elle autorise la position du connaisseur, si elle autorise l'interprétation et dans une certaine mesure la critique interdit de porter cette critique à un point qui viendrait questionner cette philia, cet amour des amateurs pour leur objet. On ne met pas en question le goût de l'amateur pour son objet (la bagnole, le VTT, la SF, etc.). De quel droit ? Et bien pourtant c'est exactement là que la critique commence : lorsqu'elle s'interroge sur son objet, en se demandant s'il est "bon" ou "mauvais" (c'est-à-dire en termes winnicottiens si la relation à l'objet relève d'une dépendance – faux self – ou s'il est possible de l'approfondir, la déer en trouvant/créant de nouveaux objets qui ne sont pas des substituts mais comme développements de la relation première). Le "concept" de fétichisme (qui est en réalité plus "mot de e conceptuel" que concept, pour reprendre l'expression d'Assoun) a l'intérêt de dégager une attitude générale : celle qui revient à la confusion de l'abstractio et du réel (abstractio qui signifie enlèvement : il s'agit donc de constituer le réel métonymiquement, par extraction ou soustraction) et à la "problématisation" de cette confusion sous diverses modalités et à partir de regards qui appartiennent à l'histoire de la raison moderne (panorama dressé dans l'impressionnant ouvrage de William Pietz, Le fétiche : généalogie d'un problème). Parler de fétichisme, et de fétichisme sériel, c'est donc tirer les conclusions de cette observation que la sérialité revient infailliblement à l'objet, et à travers lui à l'enfance.

(La suite dans Caca vol. 3 !)

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le 8 avr. 2025

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Artobal

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