Un exemple valant mieux (paraît-il) qu'un long discours, je ne résiste pas à recopier ici une page de Un an, petit livre d'une facture tout à la fois limpide et fallacieuse. La petite musique d'Echenoz est là.
Comme Victoire était une fugitive, la descente pour elle était moins agréable qu’elle aurait pu l’être. Il y avait toujours la crainte de voir surgir, dans la végétation qui bordait le cours d'eau, ou campé sur l’un des ponts qui le surplombait, la silhouette de son poursuivant. Mais tout de même le paysage valait le coup d’œil. Et comme rien de grave, somme toute, ne semblait devoir arriver dans l’immédiat, Victoire se détendit, se laissa bercer par les mouvements réguliers qu’elle imprimait à son embarcation. L'Orb se déroulait comme un rêve. Peu avant midi, elle accosta une étroite plage de galets, tira son kayak sur la berge et, débardeur remonté au-dessus du nombril, s’étala sur les rochers chauffés par le soleil. D’autres rameurs, seuls ou en binômes, la déèrent, saluant la dormeuse sur leur age. L’un même, lèvre piqueté d’une fine moustache, bronzage régulier, aborda la crique à son tour. S’arrachant à son repos, Victoire darda sur lui un regard qu’elle espérait dissuasif. L’intrus, loin de se dérober à ce regard en pointe, tâcha de lui représenter combien il était incongru pour une jeune fille comme elle de voyager seule – incongru, malséant, dangereux. Il se proposa de lui tenir compagnie, suggestion que Victoire déclina assez fermement. Pour elle la conversation était close, toute son attitude le dénotait. L’homme – pas fou – n’insista pas davantage. Regagnant son kayak, qu’il remit péniblement à flot, il se laissa à nouveau happer par le courant, pagayant erratiquement jusqu’à ce qu’un détour de la rivière le dérobe aux yeux de Victoire.