Ecrit en 1971, cet essai entend donner à voir ce qui s'est concrètement é lors de ce que l'auteur appelle la « Grande Mue », l'emprise généralisée de la Technique sur les choses ayant, entre autres conséquences, celles de la destruction pure et simple de la nature et de la campagne — que l'auteur définit comme une nature façonnée par l'homme.
Ce qu'il s'est concrètement é parce que l'auteur parle de ce qu'il a vu, lui, dans le Béarn et le Pays Basque, c'est-à-dire, là où il vit.
Le livre se décompose en trois parties :
- Ce qui fut
- Ce qui est
-Ce qui sera
Puis se conclut sur : Ce qui pourrait être.
Très lyrique, l'auteur dépeint en géographe consommé la vie et nature du Béarn : ses joies et ses peines, ses beautés naturelles, ses maisons, ses habitudes... Le ton change dans la seconde partie, où sourd une colère incandescente. Exploitation du gaz à Lacq, multiplication des gravières et des terrains vagues, déboisements, et surtout, l'extension de la banlieue universelle, avec son lot de pavillons écarlates jurant avec l'habitat autrefois établi dans le paysage comme un personnage dans une toile : non pas au hasard, mais avec le sentiment de devoir l'y inscrire. Bordeaux, c'est la banlieue de Paris ; Pau, c'est la banlieue de Bordeaux ; le Béarn, ce sera la grande banlieue verte des vacanciers.
Car autre ravage, le tourisme. On ouvre des routes car ces messieurs-dames n'aiment guère marcher pour les faire grimper en haut des sommet ou au plus près des ruines de châteaux forts dans les bois. Puis on balise les sentiers, on met des panneaux de partout, qui pour présenter par le menu la flore et la faune locale (informations oubliées dans les minutes successives), qui pour raconter la vie d'autrefois. Le musée, c'est le refuge de l'ancien temps. Le Béarnais n'est plus : il est une momie. On s'alerte que la culture intensive du maïs concentre les terres et que des fermes soient à l'abandon - il n'y a qu'à en faire des musées ! Enfin, pour une qui sera sauvée dans la foulée... Ce sera une maison béarnaise, mais sans Béarnais pour y vivre.
La partie sur la création du parc national des Pyrénées est plus désespérant encore. Autrefois montagne libre, avec ses sentiers non balisés, où l'on pouvait camper, faire un feu, chasser, pêcher... Pour accueillir les milliers de touristes, il fallait créer des grandes voies de circulation - de randonnée -, et pour éviter les peines de la marche, des routes qui grimpent au plus près des sommets. Face à cette foule, on multiplie les interdictions : de camper, de cueillir des fleurs, de marcher sur les pelouses. Prière de ne dormir que dans les refuges. Le tout avec son lot de panneaux aux couleurs criardes. Quant aux habitants, ils sont priés de se faire petit : qu'ils partent on se plient aux milles et unes règles qu'on leur imposera dorénavant.
Il est donc loin le temps où l'on pouvait camper, pêcher, chasser librement. Il faut protéger les populations d'isards parce que les touristes sont trop nombreux à vouloir avoir son trophée. Les plages sont envahies, l'eau polluée. L'horizon lointain peine à évoquer les sentiments intérieurs peints par tant d'artistes. Ne reste que l'immuable mur des Pyrénées. Pour l'instant.
Le point central de l'argumentation de Charbonneau est celui-ci : le tourisme n'est que partie de l'extension du système industriel ; et la protection de la nature n'a d'autre but que de préserver son spectacle pour engranger des revenus financiers, ou peut-être apaiser quelque peu l'inquiétude d'âmes sentant mourir la nature autour d'elles.
L'un des aspects les plus intéressants de Charbonneau est son souci strict de quantifier les coûts monétaires (les autres ne l'étant que difficilement - les coûts pour le paysage, pour l'habitant qui ne peut plus pêcher, pour la disparition du silence et des étoiles dans le ciel, etc.). Pour l'exemple, et parce qu'une telle démarche intellectuelle me paraît trop rare dans ce monde parasité par un écologisme qui, comme le voyait déjà bien Charbonneau, n'est qu'un narcotique, un tranquillisant, un opium pour ne pas voir ce qui se fait réellement, je me permets de citer in extenso le cas du Bassin d'Arcachon en pleine crise touristique, urbaniste et industrielle :
Jusqu'à une époque récente le développement de la région du bassin d'Arcachon pouvait jouer sur plusieurs tableaux : l'artisanat de l'ostréiculture, l'industrie du bain, et celle de la papeterie à Facture. Les chenaux tournaient au bleuâtre, la Leyre noircissait, et les huîtres engraissaient. La production de kraft atteignit la dimension européenne, le Bassin s'entourait d'une auréole, chaque année de plus en plus épaisse, d'asphalte et de béton. Le pays se développait, la population triplait, ainsi que la concentration de gasoil, d'eaux de vaisselle, d'urine. Le Bassin tournait à la flaque douteuse, comme on en voit dans la Zone, et les huîtres trop bien nourries, enivrées par l'armagnac brunâtre que déversait la Leyre, avaient mal au foie. Il fallait agir, c'est-à-dire se poser des questions et choisir : entre papier, le baigneur ou l'huître.
Mais il n'y eut pas d'inquiétude, l'industrie fournissait toujours le remède à ses maux. Il n'y avait qu'à ceinturer le bassin d'une canalisation qui, après avoir recueilli les eaux usées, et le noir sirop de Facture et traversé les dunes de la Teste, irait rejeter le tout dans l'Océan à sept km au large de la plage de la Salie. La solution était simple, il n'y avait qu'à la mettre en train, et la technique, aujourd'hui, peut tout faire. Le préfet régional put annoncer fièrement l'inauguration du plus bel égout - pardon, système d'assainissement - d'Europe. L'eau du Bassin étant ainsi épurée, l'industrie, c'est-à-dire la pollution, papetière et touristique pourraient continuer sa croissance. Pour combien de temps ? On verrait. C'est cela la prospective.
Malheureusement les travaux coûtèrent naturellement plus cher que prévu, le franchissement de dix kilomètres de dunes de soixante mètres de haut s'étant révélé difficile. Des accidents mortels se produisirent quand l'entreprise allemande spécialisée tenta de poser un collecteur des hauts fonds remués par la houle. Elle annonça qu'elle suspendait ses travaux, et l'on se contenta de déboucher l'énorme cloaque juste au pied de la dune de la plage de la Salie (...).
Et bientôt la municipalité de la plage voisine de Biscarosse fit remarquer qu'on polluait la côte des Landes au moment où l'on prétendait y attirer les baigneurs. Et le préfet vint inaugurer une seconde fois le grand œuvre, et décida de fermer le robinet, l'âcre produit par la Facture reprit le chemin des parcs à huîtres. Des milliards d'investissements [en francs français], provisoirement inutiles, restèrent enfouis dans la dune. Alors les ostréiculteurs protestèrent, et le jus noir jaillit de nouveau du sphincter de la Salie. Que faire d'autre ? Pour tranquilliser Biscarosse, on décida seulement qu'une tranchée serait faite jusqu'à la laisse de basse-mer : l'essentiel est que cet indécent trou du cul ne se montre pas au grand air.
Pour le reste, Ce qui sera, Charbonneau ne me semble pas avoir été très doué pour le prospective. Pour le coup, il nous régale d'un scénario ubuesque, hilarant, bourré de son ironie mordante, qui pourrait bien avoir eu lieu si les choses s'étaient poursuivies comme elles allaient.
Et sa conclusion, comme d'habitude, Charbonneau tient à donner quelques pistes de ce qu'il est possible de faire, en réalité sans y croire, mais sans doute par acquis de conscience. Là aussi, on sent qu'il peine à garder son sérieux. Sa toute dernière sous-partie, Pour une guerre d'indépendance du Béarn, ne peut se lire que sur le ton comique, imaginant toutes formes de punitions les plus grotesques (mais jamais bien méchantes) pour les responsables du désastre. Un défouloir, en somme !