Tibulle ressuscité

Il s'agit du premier livre de Lucien d'Azay que je viens de terminer, en le dévorant avec grand plaisir. Je ne connaissais pas cet auteur avant d'ouvrir son Tibulle à Corfou publié aux Belles Lettres. La prochaine lecture sera Ovide ou l'amour puni. Comment qualifier cet ouvrage exceptionnel mais surtout inclassable? On pourrait l'appeler "Le roman de Tibulle", sans que cela n'épuise la riche originalité du point de vue adopté, loin de là.... Du poète élégiaque latin Tibulle (55-19 av. JC) nous ne savons pas grand chose et ses Elégies sont un petit recueil au regard des grands poèmes de ses contemporains tels que l'Enéide ou les Métamorphoses. La belle écriture de Lucien d'Azay parvient avec un style à la fois libre, inédit et érudit, souvent décalé voire humoristique, à incarner dans les mots et les expressions la vie de Tibulle, Tibulle enfin vivant!, à le ressusciter dans le contexte des cercles culturels et littéraires concurrents de son époque prolifique et bénie des Muses (celui de Mécène et celui de Messala) à l'époque où Octave ayant vaincu Antoine devient Auguste. Lucien d'Azay en génial portier nous invite à prendre place avec aisance dans la domus d'Horace et nous fait participer aux échanges entre Horace et ses hôtes de marque: Tibulle, Properce et Ovide! Virgile aussi est évoqué ainsi que son influence sur Tibulle. C'est comme si nous y étions! Lucien d'Azay prend la liberté de dépeindre l'otium de cette belle société littéraire et les amours de notre cher Tibulle avec des termes parfois contemporains qui nous les rendent actuelles et vivantes, en ant du latin à l'anglais aussi naturellement que nous pourrions nous représenter Tibulle comme un parfait anglomane du 1er siècle avant Jésus-Christ! C'est donc un Tibulle ressuscité qui nous est offert à travers la biographie romancée de sa brève vie. Dans ce cadre Lucien d'Azay insère une fine analyse littéraire et contextuelle des Elégies (avec beaucoup de citations latines traduites par ses soins) nous faisant découvrir de l'intérieur, comme si nous étions, les amours malheureuses du poète rimant avec Délie, Némésis, Marathus et Glycéra. Splendide introduction qui sera fort utile au lecteur abordant aux rivages des Elégies. Sans oublier que c'est grâce à Tibulle que nous sont parvenus les quelques vers de Sulpicia, témoignage quasiment unique d'une femme de lettre de l'antiquité romaine qui nous soit parvenu! C'est par la beauté de son style que Lucien d'Azay nous fait goûter la beauté du style de Tibulle.

Voici l'incipit de Tibulle à Corfou:

Du plus loin qu'on s'en souvienne, Tibulle était beau. Il se faisait tout de suite remarquer au forum où la blondeur n'était pas courante. De longues boucles bien peignées, qu'il ramenait d'un mouvement de la tête vers la gauche, et lissait entre ses doigts de façon à former une ondulation permanente. Le front large, sans la moindre ride, en cadré par cette souple et épaisse chevelure imprégnée de soleil. Bien que la photographie que j'imagine soit en noir et blanc, ses yeux à fleur de tête me paraissent d'un outremer profond sans être foncé, dans le genre du lapis-lazuli. Un regard de rêveur obnubilé par des souvenirs. Il appuie sa tête contre sa main droite, le majeur contre la joue, qui forme un petit bourrelet à la hauteur de l'oreille; l'annulaire et l'auriculaire masquent en partie le galbe d'un menton d'adolescent qui n'a pas besoin d'être rasé tous les jours. Ses lèvres, charnues et ourlées comme une fleur, semblent retenir un sourire, à moins que le pli qui en abaisse légèrement les commissures ne soit le fait d'une contrariété. On dirait un sourire inversé, presque jaune, avec quelque chose de distendu et de funambulesque, ce sourire où Winckelmann fixait l'extrême limite de l'amertume et du regret à son idéal de beauté grecque.