Zola est un écrivain que j’ire profondément. Germinal est un chef-d’œuvre, Au Bonheur des Dames est lumineux, précis, empli d’élan narratif, et même La Faute de l’abbé Mouret, dans sa fièvre mystique, m’a profondément marquée. Mais avec Nana, la rupture est nette. Le roman est froid, bavard, ennuyeux, dénué de souffle, et l’absence d’émotion, de rythme, de chair, y est frappante. On sent que Zola a voulu s’attaquer à un sujet qui, en réalité, le dée. Il veut parler de la prostitution, du corps féminin, du regard bourgeois sur la femme comme objet de consommation, mais il ne parvient jamais à incarner ce qu’il dénonce. Il plaque une vision sociale sur un personnage vide, sans jamais faire entendre sa voix, ni même nous donner l’illusion d’un regard ou d’un mystère. Nana n’est pas une figure complexe ou troublante : elle est une adresse, un corps vaguement “bon en chair”, un nom qu’on se transmet de salon en salon, sans que jamais ne se manifeste une présence véritable. Elle n’est pas belle, pas décrite, pas investie d’un imaginaire érotique ou romanesque. Elle est absente. Zola prétend critiquer la société qui transforme les femmes en objets, mais en la réduisant à ce rôle sans jamais ouvrir de contrepoint sensible, il finit par produire exactement ce qu’il dénonce.
Et s’il ne reste que la forme, encore faudrait-il qu’elle soit portée par une narration vive, une tension, une chaleur. Mais non : il ne se e tout simplement rien. Le roman se perd dans une suite de salons, de conversations stériles, de bavardages mondains, souvent sans même que Nana y soit présente. On attend qu’un personnage surgisse, qu’un regard se pose, qu’un drame prenne corps — mais tout reste en surface, figé, détaché. Le vide n’est pas un effet de style, il devient la matière même du texte. On a l’impression que Zola a posé sa caméra dans un salon et l’a laissée tourner, sans qu’aucune action, aucun affect, aucun tremblement ne viennent déranger l’ordre figé de la scène. L’écriture de Zola, d’ordinaire si incarnée, si précise, si pleine de relief, devient ici mécanique, empesée, sans souffle. Il n’y a pas de roman, seulement une vitrine.
Et c’est peut-être là, au fond, que réside l’échec le plus profond de Nana : dans cette dissonance totale entre le projet et son exécution. Car Zola, avec ce texte, aborde un univers qui ne résonne pas avec lui. Là où Germinal vibrait d’une colère vraie, où Au Bonheur des Dames respirait la modernité, où La Faute de l’abbé Mouret osait la tension entre pulsion et sacré, Nana s’enlise dans un décor mort, une scène vide. Et pourtant, ce thème-là — la femme comme objet, la figure insaisissable, l’obsession érotico-sociale — a été traité ailleurs avec infiniment plus de justesse. Je pense à Un Amour de Dino Buzzati, qui est un chef-d’œuvre de tension et d’effondrement intérieur, ou à Aurore de Jean-Paul Enthoven, roman contemporain, acide, qui ose aller au bout de la logique de l’obsession masculine. Ces auteurs-là traitent les mêmes thématiques — la prostitution, l’obsession, la femme inaccessible ou fuyante — mais ils le font avec une vraie complexité psychologique, avec du trouble, du lien, de la tension intérieure. Là où Zola plaque une théorie sociale sur un personnage vide, eux rendent compte d’un réel affectif, d’un effondrement, d’une perte de repères. Et c’est là que la littérature se joue : dans la capacité à créer du vivant, même dans la désolation, à faire sentir ce qui échappe, à faire entendre ce qui vacille.
Nana, au contraire, n’est qu’un objet d’étude, un prétexte théorique figé dans le formol d’une prose fatiguée. Il n’y a ni frisson, ni émotion, ni lumière. Et pour un roman censé porter le nom de son héroïne, c’est sans doute la pire chose que l’on puisse dire : Nana est étonnamment vide d’elle-même.