Méharées
7.7
Méharées

livre de Théodore Monod (1937)

Sonder l'océan de sable.

Ha, écrire comme Théodore Monod. Avoir son esprit détaché, aussi...


Ce livre est paru à la fin des années 1930. Il retrace la rencontre de Monod avec le désert. L'ouvrage compte de nombreuses illustrations de la main de l'auteur. On y retrouve le même goût que chez Levi Strauss pour le mot rare, l'allusion littéraire cousu-main. Mais Monod est plus humble, ses écrits se colorent souvent d'une touche mutine, comme lorsqu'il raconte les facéties dont il ne peut s'empêcher de gratifier ses compagnons (et qui impliquent des crottes de moutons ou encore une brindille maquillée en vipère).


Au départ océanographe, Monod se fait ici géologue, naturaliste, linguiste/philologue, archéologue et poète. C'est facile à dire, mais une telle sensibilité est rare. On parle d'un homme prêt, dans des conditions extrêmes, à rajouter à son voyage une traversée de dix jours pour trouver la bonne couche géologique qui va lui permettre de dater les différents ensembles du Sahara. Et l'on sent son ivresse intellectuelle. Car il a conscience d'être un pionnier : heureux homme.


(On notera un petit tacle à un autre chantre du désert, Saint-Exupéry, quand Monod explique pourquoi survoler le désert n'a rien à voir avec le fait de l'arpenter).


Un autre point fascinant est un point de vue politique très détaché, qui critique radicalement la colonisation mais sans se placer d'un point de vue communiste (c'est très rare, Nizan ne fait pas ça par exemple). Monod est un humaniste, et si parfois, pour expliquer à son lecteur, il fait des parallèles entre le mode de vie nomade du désert et le mode de vie français, jamais, JAMAIS il ne se moque de ceux qu'il côtoie, jamais il ne les considère comme inférieurs. Même quand il faut remplir sa gourde dans un puisard où les crottes de chèvre se disputent avec des crapauds. Au fonds, Monod se rattache en partie à l'écologie anarchiste à la Vidal de la Blache, mais il semble aussi déjà anticiper le détachement politique des mouvements écologistes qui naîtront dans les années 1960 de la prise de conscience liée à la conquête spatiale (avec la fameuse photo blue marble). C'est vraiment un précurseur, avec un côté "apache".


Le début de l'ouvrage est véritablement incroyable, avec un sentiment cosmique dans la comparaison entre l'océan de sable, l'océan marin et l'océan de glace, et ce qui rapproche l'expérience de ces milieux extrêmes.


Le plan suit grossièrement la chronologie de trois voyages successifs (que l'on peut suivre sur la carte manuscrite en début d'ouvrage) : en octobre 1923, une première expérience à accompagner une caravane en Maurétanie ; l'enrôlement dans les troupes coloniales pour pouvoir suivre ses recherches ; en 1934, une expédition d'un an financée par le musée de l'Homme en traversée ouest-est ; enfin, en 1936, une nouvelle expédition pour traverser le grand rien : le Tanezfrout central.


Si les chapitres suivent globalement cette chronologie, à mesure que le désert se découvre à Monod, ils prennent souvent une unité propre, thématique, quitte à parfois reprendre un sujet déjà abordé de manière concentrique : le rythme de la journée, les aléas du désert, la nourriture (beaucoup, on a affaire à un Français !), le sentiment cosmique face à des faits géologiques purs, sans intervention de l'Homme, etc...


L'ouvrage se termine en queue de poisson : il n'y avait pas de trésor caché dans le désert. Ni de trésor spirituel, juste une récolte scientifique qui reste parcellaire : rappelons parmi les obsessions de Monod la transcription dessinée des peintures rupestres attestant que le Sahara avait été autrefois fertile ; ses recherches linguistiques pour mieux comprendre l'évolution du peuplement ; son étude maniaque des différentes coupes géologiques (avec des dessins minutieux très pédagogique, mention à la fabrication du Sahara façon recette de gâteau).


En cette époque où beaucoup d'incompétents gonflent le goître en parlant d'identité française, hé bien pour moi, elle est là, l'identité française : ce que notre pays a produit de plus beau, peut-être, ce sont ces profils atypiques, ultra-qualifiés, qui, sur un cou à un moment ont tout plaqué pour mener une existence précaire, "débrouille", pour poursuivre une quête scientifique qu'ils savent transmettre à leurs frères humains.

9
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le 19 avr. 2025

Modifiée

le 22 avr. 2025

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zardoz6704

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