L’œil piqué par ce titre aguicheur, j'ai ouvert avec curiosité ce quasi opuscule qui lève un coin de voile sur l'histoire d'un concept qui régit à proprement parler nos vies professionnelles voire personnelles aujourd'hui. Johann Chapoutot est vraisemblablement un expert de l'histoire nazie, et livre une approche précise et documentée sur un des acteurs fondamental mais méconnu de leur règne : Reinhard Höhn.
Ce penseur de la société allemande, mi juriste, mi historien, mi politiste, 100% fasciste, connut de beaux jours après-guerre en professant une manière de gérer entreprises, istrations et armées basée sur la délégation des responsabilités. "Libres d'obéir" illustre ce que cette pensée, aujourd'hui mainstream, tire de l'idéologie nazie (sans la résumer à ce point). Comme en matière de sciences "dures", la plus grande leçon de cet ouvrage est de montrer que le nazisme ne fut pas une parenthèse mais une continuité, voire un laboratoire de la modernité. L'idéologie explicite qui sous-tendait la pensée des années 1930 a certes disparu (quoique), mais elle transpire dans le rapport au monde que ces outils, peaufinés à cette époque et largement répandus aujourd'hui, véhiculent.
En ce sens, l'épilogue de "Libres d'obéir" constitue la partie la plus percutante de cet ouvrage, parce qu'elle prend un peu de hauteur sur son sujet pour interroger nos pratiques : l'autonomie du management comme moyen et fin du travail, la coercition que certains modes de gestion des entreprises et istrations imprime sur les corps et les esprits, la vitalité extraordinaire - au regard des enjeux de survie auxquels sont confrontées nos sociétés - des "bullshit jobs", le parallèle entre cette individualisation de la responsabilité en entreprise et dans le rapport du citoyen aux crises multiples qui nous affectent... Autant de questions qui soulignent qu'une partie de la folie des années 1930 perdure dans nos comportements quotidiens. Avec les conséquences que l'on sait.