L’initiation sentimentale
(Journée Laclos : 1/4)
Œuvre unique sur bien des aspects, Les Liaisons dangereuses marque durablement celui qui en entreprend la lecture.
D’abord, par l’intelligence de sa structure : le genre épistolaires permet une construction diffractée d’une intelligence confondante : alternant les personnages, les réactions, différant certaines lettres quand il en perd d’autres, anticipant la réaction de certains destinataires, l’auteur tisse un écheveau à la mesure des arachnéens libertins.
Les lettres, ensuite, ont rarement été exploitées avec autant de malice : lieu de la confidence intime, on y voit l’épanchement adolescent de Cécile corrompu par la complicité vénéneuse de Merteuil, le désespoir moral de Tourvel résister à des assauts de moins en moins vindicatifs de Valmont.
La polyphonie permet dans un premier temps à Laclos une démonstration de force, celle de la maitrise de tous les tons et des nuances les plus fines dans la psychologie et la caractérisation. C’est aussi une plongée dans les eaux troubles de la rhétorique libertine : le lecteur se voit confronté à une langue manipulatrice, mensongère et ciselée comme le diamant qu’utilisent les cambrioleurs aux vitres de leur victime.
La fréquentation de cette langue irable initie le lecteur attentif à un système d’une telle ampleur qu’il en devient, un temps, libertin lui-même : de la même façon qu’on prend inconsciemment parti pour l’horreur dans La Mort est mon métier de Merle, on jubile dans un premier temps de toute cette intelligence déployée au service de l’immoralité. Dans le secret, on occupe cette place omnisciente qui nous fait rire du ridicule et de la fragilité des roués, comprenant davantage qu’eux leurs aveux inconsients sur la voie royale de la dépravation.
Mais le génie de Laclos est de progressivement, et insidieusement gripper la machine : puisque nous sommes devenus experts dans l’analyse des victimes, pourquoi ne pas faire celle des bourreaux ? La relation entre Merteuil et Valmont, l’amour pris dans les rets de l’orgueil, du pouvoir et de la réputation mènent la fin du roman vers des sommets.
Jouissif, décapant, le roman est à l’image des libertins : il sait nous séduire par ses éclats pour nous éduquer à notre insu, et nous faire prendre le parti inverse de ceux qu’on avait idolâtrés, soudain bouleversés par une émotion authentique, sincère et sans calcul. Peut-on trouver meilleur moyen pour véhiculer une morale que l’excitant discours de l’immoralité ?
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