Le Vingtième siècle est un roman à narration documentaire publié par Bellanger en 2023. De celui-ci, je ne savais pas grand chose, ne l'ayant pas encore lu jusque-là, à l'exception que son nom revenait régulièrement dans des publications de gauche radicale que je suis, et notamment à l'occasion de la publication de son dernier roman sur le PS. Pas franchement intéressé par le personnage de Walter Benjamin, sur lequel je m'étais construit en opposition partielle durant mes études quant à son rapport au conte, je ne savais pas vraiment à quoi m'attendre avec ce roman gravitant autour du critique susnommé.
J'ai eu la surprise de découvrir assez vite une enfilade de références intertextuelles correspondant à ce qui m'a le plus fasciné en littérature autour de mes vingt ans, références dominées ici par le double visage de Borges pour l'obsession bibliothécaire à la valeur ambiguë et l'invention de livres conceptuellement abstraits et par celui de Bolano pour la conception d'une intrigue reposant sur la tension de trois critiques cherchant, comme dans 2666, dans les Détectives ou dans Étoile Distante, une figure de Dieu caché insaisissable.
Concrètement, Le Vingtième siècle se présente comme une suite de documents faisant alterner une biographie fractionnée des évolutions comme des recherches de Benjamin de sa jeunesse à la fin des années 30 et la quête, dans les années 2010, de trois aspirants herméneutes à l’œuvre de Messigné, un poète-héraut suicidé de la cause benjaminienne. A travers des documents divers (mais plutôt dominés par des correspondances, faisant du Vingtième siècle une intéressante résurgence de l'épistolaire) tels que des notes de la DGSI, des articles fictifs, des pastiches prêtés à des auteurs ou des notes volantes, Bellanger propose un puzzle méta qui en soi n'a pas une immense nouveauté formelle à proposer (le coup du livre qui s'écrit lui-même pour se fondre in fine dans le livre réel que le lecteur tient en main est un truc très calvinien qui a même été utilisé en littérature blanche par des gars comme Vailland) mais qui joue avec beaucoup de talent en général de cette pratique de la littérature contemporaine – seul l'imitation prêtée à Borges ne m'aura réellement pas convaincu, en cela qu'elle m'aura créé une suspension d'incrédulité un peu trop forte.
Ce que Bellanger réussit certainement mieux que plusieurs ouvrages convoquant la structure méta rappelée plus haut, c'est qu'en général la fusion du livre fictionnel et du livre réel dans ce type de montages littéraires est réalisée à la fin dans une opération de déscindage qui peut souvent avoir quelque chose d'ad hoc, de contingent forcé. Chez Bellanger, le réel et la fiction sont comme deux feuilles qui planent et lorsqu'elles se confondent par interstices, on a du mal à bien situer laquelle a dissous l'autre dans son sein.
Il y a une dimension idéologique assez importante qui peut se dégager du roman, c'est la plus abstraite en cela qu'elle constitue en une glose de l’œuvre de Benjamin elle-même dont une partie du propos reste, l'auteur le rappelle souvent, assez cryptique. Dans ce carré interprétatif de complexité, un lecteur peu amateur de cette manière de formuler des idées pourra éventuellement se paumer de ci de là. Je ne me mets pas hors du cercle d'ailleurs, je suis un gros bandeur de littérature qui déteste le langage philosophique ayant beaucoup du mal à l'appréhender. Mais se dégagent quand même des trois ou quatre grandes quêtes croisées du roman (celle de Benjamin, celle de Messigné, celle des Grands Réalistes, celle de la triade de critiques) plusieurs idées sur le rapport à la lecture comme moyen de résistance face à la pensée de système dévoyée, et sur l'importance herméneutique du Mystère, qui ont une importance politique et esthétique réelle à mon avis. Par ailleurs, et le titre l'annonce sans se cacher, il faut voir dans l’œuvre une proposition de synthèse sur un Zeitgeist (d'où les deux grandes temporalités du livre qui se regardent constamment en miroir, réunissant chacune une moitié du siècle) qui a une ambition agréable. Le XXe de Bellanger n'est clairement pas le mien, ça ne m'a pas empêché de le parcourir avec un intérêt jamais feint.
J'ai pu avoir des réserves ponctuelles sur le roman, il n'en reste pas moins que c'est une des meilleures approches post-bolaniennes que je connaisse ; je ne sais pas si son auteur la considérerait comme telle ou ne prendrait au contraire le Chilien que comme une référence agère parmi d'autres, mais dans le travail structurel (et qu'est-ce qu'un roman sinon une structure), je vois une réelle parenté. Le travail y est bien plus intéressant que ce qu'aura proposé typiquement un Mbougar Sarr de façon cousine.
Il va falloir continuer à tailler dans Bellanger donc, en ce qui me concerne. Je ne sais pas si le reste de sa biblio' ressemble à ça mais la hype me parle.