Qu'est-ce qu'un homme ?

Fusako, une veuve qui vit seule avec son fils Noboru, rencontre un jour Ryûji, un beau marin dont elle fait son amant. L'enfant est d'abord fasciné par cet homme qui a de merveilleuses aventures à raconter. Mais, alors que le relation se confirme entre le marin et sa mère, il subit parallèlement l'influence délétère de sa bande de copains. Ce qui va mener au pire. L'issue est annoncé par la quatrième de couverture de l'édition Folio : "Quand ils découvrent qu'il n'est qu'un brave homme, affectueux et honnête, ils décident d'en finir avec lui et commencent à procéder sur un chat à l'horrible sacrifice qu'ils ont décidé d'accomplir...". C'est très intelligemment fait car le sort qui attend Ryûji va peser sur tout le récit.

Mishima nous présente d'abord en deux chapitres les trois protagonistes du roman. En premier lieu Noboru, qui découvre un jour qu'il peut observer la chambre de sa mère par un trou dans le mur - celle-ci n'est pas nommée encore autrement que par "sa mère". Puis Ryûji, sur son bateau, enfin Fusako qui entre avec un plateau de petit déjeuner puisque le récit commence à l'issue de la première nuit d'amour. On va dès lors suivre la confirmation d'un amour ardent, menant même au mariage, en deux phases : l'été, où la relation prend corps, et l'hiver, où le marin est de retour et décide de rester à terre.

La bande de gosses, qui n'ont pas encore atteint l'âge fatidique de 14 ans où l'on peut être poursuivi au Japon, est, elle, une figure du fascisme. Un chef et ses cinq fidèles numérotés, Noboru étant juste au milieu, n° 3. Le mot d'ordre : rejeter toute manifestation de faiblesse, qui corrompt la société. Or Ryûji est un homme doux, sous ses dehors charpentés, chose que Noboru, sous influence, ne lui pardonnera pas.

Le roman m'a laissé deux impressions contradictoires : tout ce qui relève de l'intrigue, magnifiquement exprimé, m'a happé ; mais cette intrigue est émaillée régulièrement de descriptions des lieux dans lesquelles je n'ai, la plupart du temps, pas réussi à entrer. D'où une lecture hachée : gourmande dès qu'il s'agissait des protagonistes du récit, fastidieuse dès que Mishima plantait le décor. Etayons cette impression de quelques extraits, montrant surtout le positif.

Beaucoup aimé le détail de la queue de cerise lors de la rencontre entre Fusako et Ryûji. Page 78 :

La menthe glacée que commanda Fusako était ornée, on ne sait pourquoi, d'une cerise avec sa queue. Fusako saisit délicatement le fruit avec ses dents et posa le noyau dans un cendrier de verre.
La lueur restée dans le ciel et reflétée par la fontaine du jardin filtrait à travers le rideau de guipure de la large fenêtre se répandant la salle presque vide des consommateurs. Ce fut probablement à cause de ces rayons délicatement teintés : Ryûji trouva infiniment attrayant le petit noyau poli et d'un rose délicat qui commençait à sécher. Il le saisir brusquement et le mit dans sa bouche. Un cri de surprise s'échappa des lèvres de Fusako qui se mit à rire. Elle n'avait jamais connu d'instant d'une telle paix physique.

Il s'agit d'une subtile allégorie de l'acte sexuel. On notera le cri de surprise puis le rire. Mishima n'écrit pas "Fusako poussa un cri de surprise" mais "un cri de surprise s'échappa des lèvres de Fusako". Signifiant. Quelques pages plus loin, un autre épisode est troublant par sa singularité, le moment du briquet :

On entendit le froissement d'un papier et il sortit une cigarette tordue qu'il porta à ses lèvres, mais Fusako lui arracha furieusement le briquet qu'il tenait dans sa main. Il se pencha vers elle. "Je n'ai pas l'intention de vous donner du feu", dit Fusako. Un léger claquement métallique, la flamme jaillit et se refléta dans les yeux immobiles au moment où elle l'approcha d'une grappe desséchée d'un palmier-chanvre, mais le feu ne prit pas. Ryûji était effrayé du geste résolu de Fusako.

Fusako est ainsi montrée comme une femme forte, ce qui ne fera que mieux mettre en valeur l'attitude jugée non virile de son amant par la bande de Noboru. Ce phénomène est accentué par le fait que la terre est le domaine de Fusako. Ryûji a été rejeté par la mer, ses rêves de grandeur, longuement exprimés dans le roman, ont pris fin puisque, comme dans Ma liberté de Moustaki, il les a abandonnés pour l'amour et sa belle geôlière. De cette terre, il doit apprendre, humblement, les règles, par exemple en se formant pour être utile au magasin tenu par Fusako. Cette posture va à l'encontre de l'image fantasmée du père - et du marin - qui prévaut chez Noboru.

La scène de séparation sur le quai est une réussite. Belle métaphore pour expliquer que les deux n'ont rien à se dire puisque le départ de Ryûji était connu dès que la relation débuta. Page 93 :

De même que la pulpe blanche d'une pomme change immédiatement de couleur quand on y mord, la séparation avait commencé trois jours auparavant lorsqu'ils s'étaient rencontrés à bord du Rakuyo. Se dire adieu maintenant n'apportait aucune émotion nouvelle.

Sans cesse, Noboru craint que les réactions de celui qu'il voudrait irer le déçoivent, comme cette fois où le marin était apparu grotesque devant la bande, s'étant trempé dans une fontaine d'eau fraîche. Au moment du départ, "Noboru n'avait qu'une peur, c'était d'entendre Ryûji dire des choses ridicules avant de partir". Ce que Mishima résume dans cette superbe phrase, page 162 : "Il pensait que le chef avait raison quand il disait qu'il est des choses au monde plus terribles que d'être battu". La déception de Noboru vis-à-vis de Ryûji est d'autant plus grande que ses attentes étaient fortes. Celles-ci se matérialisent sous la forme d'une goutte d'eau verte. Page 141 :

Naturellement, Noboru n'avait pas quitté Ryûji pendant ces vacances, écoutant toutes sortes d'histoires de voyages en mer, acquérant une connaissance de la navigation à laquelle nul autre ne pouvait prétendre. Toutefois, c'était moins cette connaissance que désirait Noboru que la goutte verte que laisserait Ryûji après lui lorsqu'un beau jour, s'interrompant au milieu d'une histoire, il bondirait de nouveau vers la mer.
Les fantômes de la mer, des bateaux, de la navigation, n'existaient que dans cette goutte verte brillante. Mais chaque jour qui ait faisait adhérer à Ryûji les détestables odeurs quotidiennes de la terre : l'odeur de la maison, l'odeur des voisins, l'odeur de la paix, l'odeur de poisson grillé, l'odeur des salutations [belle idée], l'odeur des meubles qui ne bougent jamais, l'odeur des carnets de compte de la maison, l'odeur des excursions en fin de semaine... toutes les odeurs putrides attachées aux terriens.

Quelques pages plus tôt, la bande s'était installée dans un abri entre un hangar et un quai. Les murs sont recouverts de graffitis. Page 139 :

Comme des vers se suivant dans un poème classique renga, écrits par des poètes différents, chaque ligne était la parodie des rêves et des espoirs exprimés dans la ligne précédente : "Nous sommes jeunes, nous voulons de l'amour." "Oublions les femmes, qui en a besoin ?" "Je rêve toujours à toi." "Sur mon coeur noir, une cicatrice noire." Au milieu de ces inscriptions, l'âme troublée d'un jeune marin "J'ai changé. Je suis un homme."

Cet ultime graffiti résume assez bien le roman, qui pose la question "qu'est-ce qu'être un homme ?" La petite bande en a une vision stéréotypée : c'est être impitoyable, décidé, violent. Ne pas avoir le bras qui tremble. A cette conception, Ryûji oppose la force tranquille de qui a mûri au soleil de la solitude sur toutes les mers du globe. Le roman de Mishima est pessimiste, puisque cette figure idéale sera mise à mort. Il y a peut-être là un avertissement quant aux relents fascistes toujours prêts à renaître au Japon.

On le savait, la violence de la bande s'exerce d'abord sur un chat. La scène est éprouvante. Page 64 :

Ce que Noboru releva entre deux doigts n'était plus un chat. Une force splendide avait surgi en lui jusqu'au bout de ses doigts et il n'eut qu'à lever en l'air un arc inerte qu'il frappa de nombreuses fois sur le bois. Il se sentait un géant. Une fois, seulement, au second coup, le chaton poussa un miaulement étouffé...

On frémit à l'idée de ce que firent subir les garçons à Ryûji, mais cela, le roman le laissera intelligemment hors champ, s'achevant alors que le marin a bu une tasse de thé drogué.

Quelques personnages gravitent autour du trio. En particulier Yoriko, une actrice célèbre qui vient régulièrement er de grosses commandes au Rex, le magasin de Fusako. Celle-ci devient rapidement sa confidente et elles auront une conversation cruciale au moment où Fusako choisira d'épo le marin. Yoriko la met en garde contre les hommes, tout en lui faisant comprendre qu'avec ce marin elle a touché le gros lot. Mais lorsqu'elle lui recommande, à mots feutrés pourtant, de mener une enquête sur son fiancé, Fusako le prend mal car elle y voit une signe de défiance vis-à-vis de l'homme qu'elle aime. Elle y consentira pourtant, l'enquête ne faisant que confirmer tout le bien qu'elle pensait de Ryûji.

L'un des thèmes du roman est aussi l'Oedipe de Noboru puisqu'au début le garçon observe en cachette, fasciné, sa mère nue se contemplant dans le miroir. Après avoir battu son fils lorsqu'elle découvre qu'il les épiait, le corps de Fusako devient menaçant. Page 156 :

Le bas de la robe de chambre bleu indigo de Fusako était largement ouvert et laissait voir la partie inférieure de son corps, singulièrement massive et menaçante. Loin, en haut de la moitié supérieure de son corps qui allait en s'amincissant graduellement, son visage haletant, douloureux, était ruisselant de larmes et avait pris des années en un instant. La lampe du plafond lointain enveloppait sa tête échevelée d'un halo de folle.

Ce qui déclenchera la chute du marin, c'est sa réaction : il décide de se montrer compréhensif. Page 151, se serrer la main est une épreuve parce que Ryûji le traite en égal alors que le garçon attend de son beau-père qu'il fasse preuve d'autorité :

Ryûji tendit sa paume rude par-dessus la table. Noboru allongea avec peine sa main comme s'il avait nagé sous l'eau [joli]. Il avait beau l'allonger, il lui semblait qu'il n'atteindrait jamais le bout des doigts de Ryûji. Il y arriva enfin et une poignée de main commença dans une main chaude et rugueuse. Noboru se sentit saisi par un tourbillon qui l'emportait vers le monde tiède et sans forme qu'il craignait le plus...

Une réaction détestable, inissible même, aux yeux de la petite bande endoctrinée. C'est au bord d'une macabre piscine vide que s'échafaude le plan. Page 166 :

A ce moment la piscine paraissait terriblement profonde, d'autant plus profonde qu'une obscurité bleuâtre envahissait le fond : l'impression qu'un corps jeté dans cette piscine ne trouverait rien qui pût le er provoqua autour de la piscine une tension continue.

Voilà pour le bon !

Quid de ce qui m'a été plus difficile ? Il suffit d'ouvrir le roman au hasard pour tomber sur une description moins convaincante que tout ce qu'on a énuméré jusque-là. Page 50 :

Le phare tournant de la Tour de la Marine balayait de ses rayons verts et rouge les bancs de pierre vides du parc désert, la fontaine d'eau potable, les parterres de fleurs, les blanches dalles de pierre.

Page 56 :

Au loin, dans le petit jardin précédant le bureau du magasin, des cannas flamboyaient au soleil. C'étaient les flammes de la fin de l'été ; les fleurs commençaient à dépérir mais tant qu'elles étaient visibles les garçons ne se sentaient pas hors de portée de la vue du gardien. (...) Derrière la muraille que faisait un empilement de vieux bidons rouges, jaunes, bruns, accoté au bâtiment, ils découvrirent un carré d'herbes caché au regard et sur lequel ils s'assirent.

Etc. Peut-être n'ai-je pas trouvé l'énergie pour m'investir dans ces descriptions. Il n'en reste pas moins que tout ce qui relève du décor est moins percutant que ce qui a trait à l'action. D'où ma légère réserve sur ce roman, malgré tout de grande qualité.

7,5

7
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Créée

le 20 janv. 2025

Modifiée

le 23 janv. 2025

Critique lue 20 fois

1 j'aime

Jduvi

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