"Pourquoi avoir parcouru une telle distance jusqu'à ce qu'on appelait jadis "les îles sandwich" et s'être fadé le spectacle débile de huit mille riches qui se torturent dans les rues d'Honolulu et appellent ça du sport ?"
C'est en revenant lessivé d'une intense séance de sport et devant une revigorante glace vanille-caramel-noisettes que je me lance donc à organiser mes notes et vous rédiger une chronique d'un livre au titre justement sportif, Le Marathon d'Honolulu, d'Hunter S. Thompson.
Allergiques au sport, ne me quittez pas tout de suite : Le marathon d'Honolulu n'est pas un livre sur le marathon d'Honolulu. Le titre original choisi par Thompson, La malédiction de Lono, est bien plus approprié. Bon, La malédiction de Lono n'est pas non plus un livre sur la malédiction de Lono.
Le marathon d'Honolulu n'est donc pas un livre sur le sport, ni sur les mythes océaniens, mais il est un peu des deux quand même, et bien d'autres choses encore.
Le marathon d'Honolulu n'est pas un roman, et encore moins une fiction, c'est un écrit absolument bordélique, comme manifestement l'était la vie d'Hunter S. Thompson, sujet central de son œuvre.
Le marathon d'Honolulu n'est pourtant pas une autobiographie. Enfin, pas seulement, la vie d'HST n'étant qu'un cadre dans lequel se déroulent les aventures, et sa personnalité un prisme à travers lequel il raconte Hawaï.
Car Le marathon d'Honolulu n'est pas du journalisme, encore moins du journalisme sportif, du moins pas comme on l'entend généralement, HST ne s'embarrassant pas de ce mythe qu'est la "neutralité journalistique".
Le marathon d'Honolulu, c'est un peu de tout cela à la fois.
L'aventure commence quand Thompson, auteur alors déjà reconnu quoique très peu fiable par ses excès en tout genre et idées saugrenues, reçoit une lettre de l'éditeur du magazine Running, lui proposant de produire un papier couvrant le Marathon d'Honolulu de 1980.
(Rappelons qu'à cette époque, le running n'est que depuis quelques années devenu un sport de masse. Jusqu'alors sport de compétition réservé aux stades, les années 1970 voient l'essor du jogging en tant que loisir, pratique de santé et de bien-être, et parallèlement aux développements technologiques qui allaient aboutir à la chaussure de running moderne telle que nous la connaissons, amortissante, et à la naissance des grands marathons ouverts à tous, comme celui d'Honolulu.)
Thompson propose alors à l'illustrateur Ralph Stean de l'accompagner (et ce dernier va sans doute regretter de s'être embarqué dans cette histoire).
Les voilà donc à Hawaï, où ils vont er quelques mois et où l'article va finalement se faire livre. Ce livre qui parle très peu du marathon, donc, et de beaucoup d'autres choses : de l'histoire et des mythes de l'île, des expéditions du Capitaine Cook, de pêche, du tourisme, d'alcool, de drogues dont HST est grand amateur, et en fait d'un peu tout ce qui peut er par la tête de l'auteur. Au milieu de tout cela l'on croise des personnages qui, comme l'écrivain, sont plutôt hauts en couleurs.
Le texte de Thompson est entrecoupé d'extraits du Dernier Voyage du Capitaine Cook (1979) de Richard Hough, lequel raconte l'histoire de cet explorateur que les hawaïens prirent d'abord pour une incarnation de leur dieu Lono et qui finira assassiné par ces derniers après avoir abusé de leur hospitalité et qu'ils commencent à émettre des doutes sur sa supposée nature divine.
Dépendant à l'alcool et autres drogues, Thompson avait tellement de mal à finaliser son article, que c'est son éditeur, Alan Rinzler, qui s'emparant des morceaux de papier sur lesquels le manuscrit était rédigé, assembla et organisa ces textes épars. (Rinzler l'accorde : “C'était un patchwork, un travail de copier-coller. Ça n'avait pas beaucoup de sens.")
Pas beaucoup de sens ? Il ne faut pas y chercher un sens, une trame. HST ne raconte pas une histoire ni ne défend une thèse. Il est allé se perdre sur cette île et la raconte par ces textes enchevêtrés, ces portraits de personnes croisées, ces récits de ses péripéties...
Ma première rencontre avec l'univers d'HST, c'était, il me semble, par le film Fear and Loathing in Las Vegas (fr. Las Vegas Parano, 1998, Terry Gilliam). Film vu il y a longtemps, dont je ne garde pas un souvenir impérissable, si ce n'est l'interprétation de Johnny Depp : l'acteur surjoue l'écrivain, mais dans sa propre vie, Hunter S. Thompson surjouait Hunter S. Thompson, alors comment l'interpréter autrement ?
Depp fréquenta beaucoup HST pour composer son personnage et se lia d'amitié avec lui. À la mort de Thompson (ce dernier met fin à ses jours en 2005), c'est l'acteur qui finance ses funérailles suivant les souhaits de l'auteur, qui souhaitait que ses cendres soient tirées d'un canon placé en haut d'une tour.
Quant à l'autre film tiré de l'œuvre de l'auteur, The Rum Diary (2011, Bruce Robinson, Film dans lequel Depp reprend son personnage d'HST et sur le plateau duquel il rencontre Amber Heard, mais c'est une autre histoire...), je l'ai trouvé ennuyeux et n'ai, je crois, pas pu réussir à le terminer, et n'en ai quasiment aucun souvenir.
J'avais aussi lu quelques articles sur le bonhomme, et, ma curiosité attisée, Parano dans le bunker (compilation de textes courts publiée chez Tristram en 2010, qui déjà m’avait donné un aperçu de l’extravagance du personnage).
Mais revenons à Hawaï. Comme dans la plupart des productions d'HST, la filiation avec la mouvance beat (d’obédience Kerouac / Cassady) saute aux yeux : on retrouve une écriture autobiographique et subjective, un goût pour la spontanéité voire l'improvisation, le rejet des normes (sociales, sexuelles, littéraires...) de l'époque, tout cela sur fond de "dérèglement de tous les sens" par les drogues et à-peu-près tout ce qui est susceptible de procurer des sensations fortes...).
Thompson était d'ailleurs un grand lecteur des beats et quand il commençait à écrire s'identifiait comme tel. Il devint plus tard ami des écrivains Allen Ginsberg et William S. Burroughs.
L'on pense aussi à Bukowski (autre héritier des écrivains beat), le côté graveleux et cynique en moins.
Mais l'esthétique beat est chez Thompson au service d'un sujet et se mêle au documentaire : elle s'applique au champ du journalisme plus que de celui de la littérature. Rien moins qu'un nouveau style ("journalisme littéraire" ou "littérature journalistique", je vous laisse choisir), que les critiques associeront au new journalism et qu'HST baptisera Gonzo, et qui exercera une influence importante notamment dans la critique rock (Lester Bangs, Nick Kent, en Alain Pacadis ou Patrick Eudeline...).
Alors le gonzo c'est quoi ? Plutôt qu'une écriture journalistique froide et qui se veut/croit objective, Thompson donne de sa personne et plonge lui-même dans son sujet.
Ainsi lorsque Thompson écrit son premier livre, en 1966, sur les Hell's Angels (Hell’s Angels : The Strange and Terrible Saga of the Outlaw Motorcycle Gangs, 1967), il e son temps avec eux et devient quasiment lui-même un Hell's Angel, pendant un an, avant de se faire tabasser et quasiment laisser pour mort, ces derniers l'accusant de vouloir se faire du fric sur leur dos avec son bouquin.
Quasiment au même moment que HST fricotait avec les Hell's (dans les années 65-66), Tom Wolfe (associé lui aussi au new journalism, personnage excentrique que l'on a envie de qualifier d'HST de droite et plus sobre) embarque dans le bus des Merry Pranksters pour écrire Acid Test (The Electric Kool-Aid Acid Test, 1968).
(Les Merry Pranksters ("Joyeux lurons") étaient un groupe précurseur du mouvement hippie qui s'est constitué au début des années 1960 autour de l'écrivain Ken Kesey et qui entreprit une traversée des USA dans un bus aménagé, faisant la promotion du LSD, de modes de vie alternatifs et de l’« ouverture de la conscience ». Le chauffeur du bus n'étant autre que... Neil Cassady, le comparse de Kerouac dans Sur la route (1957) et tant d’autres écrits de ce dernier, lien reliant beats, hippies et new journalism.)
Mais là où Wolfe reste observateur et pas vraiment acteur, et s'efface dans son récit, Thompson vit lui-même l'expérience et en fait le cœur de son écriture.
(Fait amusant : Tom Wolfe commence sa carrière avec des hippies et finira réac. Quant à HST qui commença la sienne avec les Hell's, il est resté plutôt progressiste mais surtout anar tendance "ni droite ni gauche" et abhorrait les politiques.)
Comment, enfin, ne pas penser à Moby Dick et à Hemingway dans les nombreuses pages consacrées à la pêche en mer ? Mais un Melville pop, un Hemingway désabusé, affranchis des prétentions de la "grande littérature".
Si l'on prend cet objet comme de la littérature, pourtant, ce n’est finalement pas si mal ! J'ai aimé l'écriture, derrière cet assemblage terriblement foutraque. Mais si ce n'était pas foutraque, ce ne serait pas Hunter S. Thompson...
Si on le prend pour du journalisme, c'est absolument génial. Ce parti-pris de mêler les genres, entre journalisme subjectif, documentaire, littérature et autobiographie est je trouve très inspirant. D'ailleurs, vous aurez remarqué que je me suis amusé (avec plus ou moins de bonheur) à parsemer de petites doses de gonzo dans cette chronique. Et peut-être, qui sait, celle-ci vous donnera-t-elle l'envie d'embarquer dans les aventures loufoques de cet auteur excentrique.