La pensée à l'état sauvage, l'état de nature de la pensée
La Pensée Sauvage est sans doute, après Les Structures Élémentaires de la Parenté, l'ouvrage de Lévi-Strauss qui eut le plus de retentissement dans le milieu universitaire à l'époque. Il y défendait une thèse radicale et, à bien des égards, très polémique : entre un gourou d'une sombre tribu brésilienne qui récite son incantation divinatoire, entre un indigène qui reconnait subtilement le age d'un fauve à l'état de la végétation, et l'automobiliste européen ou le scientifique qui travaille au moyen de formules théoriques abstraites - la différence n'est pas absolue, bien au contraire, même si elle existe évidemment.
Toutes ces constructions mentales et symboliques obéissent à des lois. L'erreur a été de croire qu'entre le scientifique et l'indigène, il n'y avait pas de communes mesures. Au contraire, ce que L-S veut montrer, c'est que la mythologie et la science (par exemple) procèdent par les mêmes chemins, sauf qu'elles les prennent dans des sens opposés. La science, qui est une pensée domestiquée à des fins de rendements, élabore des théories (des "structures") pour créer de la connaissance, ou pour répondre à des problèmes (des "événements") ; la pensée mythique fait le chemin inverse : elle prend des événements (quels qu'ils soient) et crée une structure (le mythe). La science assume d'expliquer le monde par degré - il y a un "progrès" scientifique - mais le mythe prétend expliquer le monde (ses origines, son organisation etc.) et la structure sociale d'un seul coup. Mais pour autant, science et mythe utilisent les mêmes procédés : signes, langages, symboles qui n'ont de sens que dans le réseaux d'oppositions qu'ils tissent entre eux. Le mythe, c'est la science telle qu'elle pourrait fonctionner à l'envers : la connaissance sans progrès de la connaissance.
Voilà une toute petite partie (sans expliquer bien évidemment, car je ne saurai pas le faire) de ce que veut mettre au jour Lévi-Strauss : les structures universelles de la pensée, à l’œuvre partout mais jamais de la même manière, qui régulent notre existence et le fonctionnement de la société - d'où le fait que Lévi-Strauss ait été le fondateur de l’anthropologie "structurale". A côté de ce projet, l'auteur prétend discuter avec ses contemporains ou ses prédécesseurs à propos de la méthode dans les sciences humaines, ce qui en fait aussi un livre de philosophie des sciences.
La Pensée Sauvage n'est pas du tout un livre facile : c'est technique, rigoureux et malgré plusieurs lectures, il y a de nombreux ages auxquels je ne comprends rien. Mieux vaut avoir des connaissances basiques en philosophie, en linguistique et même parfois en mathématiques. En tout cas, sa lecture est un plaisir, puisque Lévi-Strauss (comme toujours) écrit de manière extrêmement élégante, non sans humour. Il peut er avec un art mystérieux d'un objet à un autre, de l'étude d'une peinture classique à la construction d'un schéma complexe représentant la structure parentale d'une tribu amérindienne. Toujours, l'argumentation est technique en même temps qu'elle prétend être abordable (elle l'est le plus souvent). La fin du premier chapitre et la comparaison art/science/mythe pour tenter d'expliquer l'origine du sentiment d'esthétique et le dernier chapitre, polémiquant avec Sartre et sa Critique de la Raison Dialectique à propos du rôle de l'histoire dans les sciences, sont des morceaux devenus classiques. Si vous avez le courage, vous y gagnerez.