L'île de Sakhaline
6.7
L'île de Sakhaline

livre de Anton Tchékhov (1895)

"Tout autour la mer, au milieu l'enfer"

Juillet 1890 : Anton Tchékhov arrive à la pointe orientale de la Russie, et s’apprête à s’embarquer pour ce qui constituera une des expériences les plus intenses de sa vie. Sans connexion avec les autorités ou un quelconque relai sur place, sans faire partie d’une mission, il s’embarque pour mener puis retranscrire une enquête extrêmement minutieuse sur l’Île de Sakhaline, lieu reclus au large de la Sibérie, lieu de déportation où étaient envoyés les prisonniers. Il en tire un ouvrage de plus de 500 pages, simplement baptisé L’Île de Sakhaline, et modestement sous-titrée Notes de voyage.

Des motivations d’Anton Tchékhov, nous ne saurons que très peu de choses, ce qui frustre quelque peu le lecteur : aventure littéraire ? soif d’aventure, de déement ? curiosité scientifique ? Roger Grenier, dans sa préface à l’édition Folio, nous relate que Tchékhov, dans une correspondance avec son ami Souvorine, aurait donné l’explication suivante : « Après l’Australie jadis, et Cayenne, Sakhaline est le seul endroit où il soit possible d’étudier une colonisation formée par des criminels ».

En effet, l’Île n’est pas seulement un bagne où les prisonniers sont là pour purger une peine : ils ne sont pas voués à repartir, ils deviennent paysans proscrits, propriétaires-forçats, relégués, et participent, avec les fonctionnaires et le personnel istratif et pénitencier, au processus de colonisation. Là encore, nous n’avons que peu d’informations sur les desseins de l’Etat russe : si la déportation de criminels dans une zone éloignée est un phénomène qui n’est pas unique et dont les raisons politiques sont avancées clairement, pourquoi en revanche vouloir coloniser une telle Île, dont, de pages en pages, nous découvrons le climat et la géographie hostiles, la difficulté à implanter des cultures ? (même si nous avons eu la curiosité historique de connaître cette information, nous avouons ne pas avoir poussé le zèle jusqu’à la rechercher, aussi nous prions le lecteur de ces lignes de bien vouloir nous en exc).

Toujours est-il que l’intentionnalité de ceux que Tchékhov désigne comme « les législateurs » est avérée : l’auteur nous rappelle en effet que « Prison et colonisation sont antagonistes, leurs intérêts sont exactement inversés. La vie en dortoirs cellulaires asservit le détenu et avec le cours du temps, entraîne sa dégénérescence ; (…) plus il séjourne à la prison, plus on a de raisons de craindre qu’il ne devienne une charge superflue, et non le membre actif et utile d’une colonie. Voilà pourquoi la pratique de la colonisation a exigé avant toute chose la réduction des peines de réclusion et de travaux forcés » (p.323, édition Folio).

Car oui, les conditions des forçats sont terribles, tragiques, pénibles à lire lorsque l’on se rappelle qu’il s’agit d’un témoignage (et non d’un roman), témoignage dont la force est contenue dans les premières impressions exprimées par Tchékhov lorsqu’il découvre l’Île : « Tout autour la mer, au milieu l’enfer ». En effet, l’auteur enchaîne, avec une minutie remarquable, les descriptions des différentes prisons, des différentes villes, des modes de vie des populations (les bagnards, les fonctionnaires, les populations locales présentes avant la colonisation), et nous livre tout des conditions, des peines, des soufs. Ces soufs sont physiques, mais elles sont aussi morales, comme cela nous est rappelé par le récit d’une soirée de célébrations dans l’une des villes de l’Île : « Mais malgré ces réjouissances, les rues suaient l’ennui. Pas de chansons, ni d’accordéon, ni le moindre ivrogne ; les gens erraient comme des ombres, se taisaient comme des ombres. Même à la lueur des feux de Bengale, le bagne est toujours le bagne, et la musique qu’entend de loin un homme certain de ne jamais revoir son pays ne suscite en lui qu’une noire tristesse » (p.67).

Alors pourquoi vous demandez-vous, auriez-vous envie de lire un tel ouvrage ?

Il faut le lire car il s’agit aussi, voire avant tout, d’une remarquable œuvre littéraire, alternant témoignages et informations historiques (au-delà de la situation des condamnés hommes, on apprend également beaucoup sur celles des femmes, des enfants, et des populations locales), descriptions, dialogues, retranscription de ses pensées, mais aussi une certaine forme d’humour et d’ironie, qui donne au final au livre une tonalité bien plus décalée qu’on ne l’aurait cru. Tchékhov écrit pour un lecteur, auquel il s’adresse directement et qu’il interpelle, et cela se sent dans l’écriture. Ainsi, grâce aux descriptions de l’ensemble de ce qui l’entoure, depuis les personnes et les situations, à la végétation et aux reliefs, on a l’impression d’être au de ce bien étrange quotidien. Et se produit alors ce que l’on aurait pas forcément pensé au départ : on embarque avec l’auteur, on croit que l’on a, nous aussi, eut l’impulsion (ou la folie ?) de partir pour explorer cet endroit hors du temps, maudit, qui semble tout aussi fou et irréel que les personnages qui le peuplent.

Si vous n’avez pas le courage ou l’envie d’aller au bout des 540 pages, cela n’est pas grave ; il est en effet possible d’en lire seulement une ou des partie(s), et d’en retirer tout de même ce que vous êtes venus y chercher. L’Île de Sakhaline est ainsi une lecture que nous recommandons, et qui permet également de découvrir une partie moins connue de l’œuvre de Tchékhov.

Léa Breton

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le 4 déc. 2012

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