J’étais très loin d’imaginer que cet essai m’amènerait à me pencher sur la manière dont les disciplines scientifiques gagnent en légitimité, ou à la dichotomie entre émotions négatives et émotions positive. En effet, à la base, le terme happycratie me faisait plutôt penser : au développement personnel, aux coachs de vie, aux happiness managers ou à ma n+27 qui s’évertue à débuter et terminer chacun de ses discours par une soporifique ode à la pensée positive. Bien évidemment, ces éléments ne sont pas absents du livre — mais ils ne constituent pas le coeur de l’ouvrage. Cet essai, est bien plus qu’une simple critique de l’industrie du bonheur. C’est une analyse approfondie de la place qu’occupe une certaine conception du bonheur dans notre société. C’est d’ailleurs cette caractéristique qui m’a poussée à réaliser une série de vidéos sur cet essai. [https://screenshot.news/happycratie-eva-illouz/][1]
L’ascension d’une pseudoscience
La première partie consacrée à la genèse de la psychologie positive s’est révélée (malgré mes a priori) assez ionnante. J’ai notamment appris que l’ascension d’une discipline scientifique dans les plus hautes sphères du monde académique pouvait se réaliser au détriment de toute rigueur méthodologique. Jugez plutôt : “ la science du bonheur s’appuie sur de nombreux postulats sans fondement, sur des incohérences théoriques, des insuffisances méthodologiques, des résultats non prouvés et des généralisations ethnocentriques et abusives.” Quelle est l’origine d’un tel miracle ? La réponse est à aller chercher du côté de sa compatibilité avec la logique néolibérale. Compatibilité qui lui a permis entre autres d’obtenir de nombreux financements auprès du secteur privé, mais aussi du grand public (applications, livres, conférences etc.).
La marchandise idéale
Bien évidemment nos chercheurs ne vont pas se contenter de souligner cet état de fait. Ils vont encore fois, s’atteler à nous expliquer dans les détails les raisons d’un tel succès. Voici un aperçu des fameuses explications : “Toutes ces techniques ont des points communs qu’il importe de relever. D’une part, elles sont spécialement conçues pour être consommées rapidement. Aucune d’entre elles ne vise à changer profondément ou structurellement la psyché : elles prennent pour seuls objets des aspects pratiques de la vie quotidienne, que l’on est censé appréhender, maîtriser, organiser et modifier aisément. D’autre part, elles promettent des résultats rapides et facilement mesurables, l’effort et l’engagement requis étant eux-mêmes modestes. Loin d’impliquer des analyses approfondies et complexes, elles fournissent des conseils pratiques, aisément compréhensibles, pour apprendre à résoudre des difficultés quotidiennes et à métamorphoser les obstacles en stimuli productifs.”
Anesthésier la souf sociale
Mais ce n’est pas la marchandisation du bonheur en tant que tel, qui préoccupe le plus nos auteurs. Mais plutôt sa comptabilité avec le néolibéralisme ainsi que ses effets sur les individus et le corps social : “si le bonheur est devenu capital dans nos sociétés néolibérales, c’est notamment, nous semble-t-il, parce qu’il est inextricablement associé aux valeurs individualistes — valeurs à l’aune desquelles le moi individuel est envisagé comme une sorte d’instance suprême, et les groupes et sociétés comme des agrégats de volontés autonomes et séparées. Plus précisément, c’est aussi, suggérons-nous, parce qu’il y a démontré sa très grande utilité. “. “Grande utilité”, les chercheurs font référence, ici, à l’incroyable capacité de cette conception du bonheur à anesthésier la souf sociale : “ la tyrannie de la pensée positive nous incite à croire au meilleur des mondes possibles tout en nous décourageant de concevoir le meilleur des mondes imaginables.” Car en Happycratie, être en colère, remettre en cause la hiérarchie ou questionner les structures sociales, c’est avant tout faire preuve de négativité.
Voilà, j’espère que cet aperçu vous aura donné envie.
Bonne lecture.