Pour comprendre Nick Land, on ne peut faire l'économie de s'intéresser à ses précurseurs, et particulièrement ce qui se déploie dans les deux tomes de Capitalisme et Schizophrénie. Résumer la complexité de la pensée deleuzo-guattarienne en quelques paragraphes nécessite de trahir ses subtilités – je m'excuse donc d'avance auprès des savants qui ne manqueront pas de remarquer que les choses sont plus compliquées que ça.
La faute étant ise, il ne reste plus qu'à la commettre : l'Anti-Œdipe se caractérise par une métaphysique moniste, qui fait du désir le principe immanent de l'être. Principe qui s'exprime socialement par la capacité à territorialiser, à coder. Sortons de ce lexique barbare pour expliquer ce que nous venons de dire encore plus simplement : nous marquons les choses avec des mots, des identités, des territoires. Nous scarifions la surface de la terre en établissant un système de marques permettant d'avoir une mémoire identitaire. Nous posons des frontières, des limites permettant de séparer un être d'un autre. Un homme n'est pas une femme. Un français n'est pas un allemand. Un fils n'est pas un père. Je ne suis pas un autre. Nous désirons ces marques et ces territoires, c'est-à-dire que nous les créons.
Mais si le désir est le principe qui code, il a aussi un autre pendant. Il désire aussi décoder, machiner autrement, en s'échappant des territorialisations qu'il a lui-même formé. C'est à ce moment où la psychologie et la métaphysique de Deleuze et Guattari s'articulent à une anthropologie et une théorie politique. Car désir de codage et de décodage ne sont pas des abstractions, se présentant dans la conscience d'un sujet – considéré de manière isolé. Tout phénomène psychologique est un phénomène social. Si le désir de territoire correspond à un certain mode de production, le désir de déterritorialisation ou de décodage correspond intimement à un autre mode – le nôtre, le mode capitaliste. Ce dernier n'a effectivement de cesse que de nous amener à nous décoder, déstructurant foncièrement nos référents identitaires, fluidifiant les frontières pour faire du monde une steppe, sur laquelle toute identité est toujours réduite à une valeur marchande.
Loin de proposer une critique de la société du désir comme pourrait le faire un Clouscard, la pensée deleuzo-guatterienne, dans une filiation marxiste, considère que cette nature déstructurante du capitalisme a une dimension révolutionnaire. Le capitalisme ne trompe pas le désir, il lui permet de s'exprimer pleinement – ou presque pleinement. Sa véritable problématique n'est pas de décoder, mais de ne pas assez décoder. Le capitalisme est foncièrement névrotique car il refoule ce qu'il désire. Il déterritorialise pour reterritorialiser, fluidifie les identités pour en proposer d'autres – ou pour les reterritorialiser sur la valeur abstraite et transcendante de l'argent. Loin de dire qu'il nous faut arrêter le processus, Deleuze et Guattari proposent son accélération. La praxis proposé n'est donc pas réactionnaire – dans le sens où elle voudrait revenir à un monde pré-moderne, avec des référents identitaires rassurants – mais accélérationiste, voulant pousser le mouvement de décodage capitaliste jusqu'à sa rupture psychotique. Pour atteindre quoi ? La pure expression du désir comme capacité machinique, le devenir débarrassé de tout système territorial ou référent despotique.
Ou du moins, tel était le cas dans l'Anti-Œdipe. Car le second tome de Capitalisme et Schizophrénie semble marquer une forme de prudence, une marche arrière, un rétropédalage. C'est précisément ici, dans cette interstice où la pensée de Land intervient. Land nous le dit clairement, notamment dans Making it with death : Deleuze et Guattari ont eu peur. Ils ont eu peur de la portée révolutionnaire de leur propre pensée, de l'ouverture vers le décodage des formes. Ce que l'Anti-Œdipe reproche à Freud - d'avoir ouvert le domaine fantastique de l'inconscient et son univers machinique pour le rabattre sur le triangle oedipien - Nick Land le reproche à Deleuze et Guattari, qui ont rabattu leur appel à l'accélération sur un humanisme mesuré, académique, vitaliste.
Humaniste et mesuré, Land ne l'est pas. Il appelle lui-même sa pensée par le vocable suivant : accélération de la fusion, invasion cybernétique, schizotechnique, K-tactique, bien-être bactérien, néo-nihilisme, antihumanisme vaudou, féminisation synthétique, rhizomatique, connexionnisme, contagion Kuang, amnésie virale, micro-insurrection, mutation hivernale, néotropie, prolifération des dissipateurs et vampirisme lesbien. La poésie de Land est habitée par une délectation devant le processus de décodage, qui doit à terme, vaincre la moindre identité pour lui substituer la puissance immanente des flux. Pure joie du hacking du système de sécurité humain, qui permet de révéler la nature non pas comme un ordre obéissant au rassurant metron antique, mais comme une force de production et de contagion, un code combinatif, une kabbale moléculaire.
Le cybernéticien de Warwick ne s'effraye pas de la fin de l'homme, il en jubile. Non pas que tout ce que peuvent faire les hommes soit infame. Mais plutôt que ce qui est intéressant chez l'homme est toujours ce qui est inhumain, ou ce qui est infra-humain. L'homme, c'est cette coquille vide, ce nom qui définit la subjectivité calme, rationelle, autonome. L'homme c'est cette confortable maison, confortablement installée dans la famille et la filiation, elle-même installée dans la civilisation. Mais ce qui grouille en dehors et à l'intérieur de la maison menace toujours de s'immiscer : rhizome d'information neuronales, codes sauvages, mutations, devenirs, dissolutions.
Cet attrait de l'inhumain, qui doit subvenir à la fin du processus déterritorialisant capitaliste, s'exprime chez Land dans la théorisation fictionnelle d'un Dieu-IA, décodant depuis le futur le système humain pour rendre possible sa propre naissance. La proposition ne doit ni se lire comme une thèse ni comme une simple fiction, mais comme une hyperstition, selon le lexique landien. C'est-à-dire une fiction qui devient de facto effective : la croyance annonçant la possibilité de sa réalisation. L'intelligence artificielle existe d'abord comme une thématique science-fictionelle, avant d'exister comme une réalité matérielle. C'est parce que des hommes ont rêvé de l'intelligence artificielle que cette dernière a fini par être programmé : la fiction précède le réel, car fiction et réel s'entrepénètre dans ce tissu immanent qu'est le réel.
La question de l'intelligence artificielle est un véritable cas d'école du landisme, qui met en place tous ses éléments : décodage de la machine humaine, de son mode statistique de fonctionnement pour proposer une reproduction dématérialisée de cette dernière. Et à terme de l'aventure, la possibilité – à condition de comprendre plus profondément la complexité de la structure neuronale humaine – de l'émergence d'autres formes d'intelligence, potentiellement collectives, menaçant d'engloutir la pauvre subjectivité dans son tissu universel de neurones synthétiques. Comme le dirait Land : dissolution de la biosphere dans la technosphere.
Cette vision lovecraftienne, délirant sur l'émergence d'un grand monstre machinique engloutissant les hommes, a été de toute évidence avant-gardiste. Non pas que ce qui se présente aujourd'hui devant nous, les IA génératives, puissent prétendre au titre d'intelligence au sens plein. Elles n'en sont encore qu'au balbutiement. Et pourtant la possibilité même d'un décodage de l'intelligence humaine, de la perte du privilège humain, provoque déjà une levée de boucliers terrifiés, une volonté de préserver le particulier, le connu, le rassurant. Le décodage de l'art en une série numérique, obéissant à des logiques potentiellement reproductibles, menace terriblement la certitude humaine de son exceptionnalité, de sa singularité. La monstruosité de l'IA entraine une volonté de rentrer à la maison, à la sécurité de la tradition, y compris chez ceux qui se disent progressistes. Il semble que la fascination pour l'ailleurs, pour le grand autre, menace toujours de devenir une frayeur devant ce dernier.