Il y a... quoi ? L'il y a

J'ai déjà parlé de l'être dans la critique que j'ai faite de De l'évasion, mais je voudrais y revenir dans une petite réflexion sur De l'existence à l'existant, au sujet de la question de l'Il y a. Je trouve aussi magnifiques les analyses de Lévinas sur l'ici et maintenant, mais je parlerai moins de ça que de l'Il y a. En fait, il faudrait voir dans quelle mesure on peut rapporter tout ça à Heidegger. Si vous avez lu le livre, vous savez que l'idée centrale est celle d'une "exhaustivité" de l'être, d'un être sans dehors, sans ailleurs, parce que toute absence a pour envers immédiat une présence (la présence de cette absence même...), parce que la disparition doit elle-même faire l'objet d'une donation. Donc l'Il y a, on n'y coupe pas, on est constamment, inévitablement pris en lui. Et ça, en un premier sens, on peut le rapporter à Heidegger : parce que, comme dit le livre Lévinas et l'exception du soi de Rodolphe Calin que j'ai juste feuilleté, c'est la distinction de l'ontique et de l'ontologique qui permet à Lévinas de penser ce caractère irrémissible de l'être. On le voit très facilement dans De l'existence à l'existant : c'est parce que l'être précède les étants, parce qu'il possède une antériorité par rapport à ses retombées ontiques, qu'on ne peut pas y échapper. Si encore l'être se réduisait aux choses qui sont, pas de problème, on n'aurait qu'à fuir ces choses, et si vous me rétorquiez que fuir une chose c'est toujours la fuir vers une autre chose (on ne peut quitter la que pour un autre pays par exemple), je vous répondrais pas de souci, il suffit de fermer les yeux ou de se mettre dans le noir, et là ça y est il n'y a plus rien, puisqu'il n'y a plus aucune chose. Et c'est là que l'analyse de Lévinas sur l'insomnie, sur l'expérience de l'obscurité nocturne, est vraiment géniale je trouve : parce qu'elle montre que justement, quand toutes choses ont disparu, il reste encore quelque chose, non, pas quelque chose, une présence, il reste encore une présence -- simplement, c'est une présence qui n'est plus indexée à un ou des étants déterminés. Quand il n'y a plus rien, il y a encore l'il y a : quand on ne peut plus donner d'objet à l'Il y a (il y a ceci ou cela), demeure l'il y a comme tel, la présence de l'être prise indépendamment des étants en lesquels elle s'incarne habituellement (dans l'existence diurne). En fait, Lévinas dit que certes la nuit c'est l'absence : c'est quand on n'y voit plus rien, on est dans le noir donc aucune chose n'est manifeste, visible (par définition...) ; mais en même temps, ce qui est très frappant dans l'expérience de l'obscurité, c'est la proximité envahissante du noir total, qui nous pénètre de sa présence irrévocable. C'est une expérience saisissante. On n'y voit rien, dit-on -- il faudrait plutôt dire : on voit le rien. On ne voit pas quelque chose en particulier (faute de lumière...) mais on voit l'absence de tout quelque chose. De sorte que l'absence s'inverse en présence, que l'absence de toute présence ontique est eo ipso présence ontologique de l'absence. Que la disparition de l'étantité marque l'apparition de l'être, bruissant sourdement sous les choses du monde. Bruissement, grondement de l'il y a, qui ne résonne jamais autant que dans le silence de la nuit. En parlant de ça, je trouve étrange que le calme, que la paix propre à la nuit soit aussi inquiétante, comme si l'absence proliférait, comme si le vide foisonnait. Et je trouve que ça ret bien l'analyse de Lévinas. Il faudrait voir si ça ne ret pas un peu ce que dit Blanchot dans L'espace littéraire quand il parle de "l'autre nuit" : je pense à cette phrase, qui dit que l'autre nuit (la nuit qui travaille le jour à son insu) c'est "l'apparition du tout a disparu". Un peu comme Lévinas finalement : dans la nuit, c'est l'invisible qui se donne à voir, mais en tant qu'invisible. Attention, j'insiste sur le "en tant que" : ce n'est pas que la nuit révèle l'invisible, porte l'invisible au visible (puisqu'on n'y voit rien !), la nuit demeure mystérieuse et opaque, mais on voit l'invisibilité de l'invisible, on saisit l'absence comme telle. J'ai l'impression qu'il serait trop rapide d'identifier purement et simplement les analyses de Lévinas et celles de Blanchot sur la nuit, mais en tout cas je trouve frappante cette convergence de motifs entre deux auteurs qui se connaissaient bien. Et de fait, quand Blanchot parle de la nuit, à un moment il parle bien de l'insomnie. À cre... En tout cas chez les deux auteurs il y a aussi cette question de l’attention -- plus (ou pire) que l’attention : la vigilance. Quand Lévinas parle de l’insomnie dans la section qui est consacrée à ce thème dans De l’existence à l’existant, il y a cette idée géniale d’une veille anonyme : quand je n’arrive pas à dormir, quand le sommeil « se dérobe à mes appels », on dira que je « veille », et cette vigilance de la veille, elle n’est pas de mon fait, elle m’est imposée contre mon gré. Parce que moi je n’ai pas envie de veiller, j’ai juste envie de m’endormir enfin, mais rien à faire, je n’y arrive pas. Donc anonymat de cette vigilance, qui me précède, dont je suis captif en quelque sorte. La vigilance est a-subjective, donc, mais elle est aussi an-objective : elle n’a ni foyer subjectif, ni corrélât objectif. C’est une pure présence à la présence, une auto-saisie de l’être qui se produit en moi, dont je suis le lieu involontaire. C’est la venue à soi de l’Il y a. Pourquoi cette intransitivité de la vigilance ? Parce qu’on veille quand il n’y a plus rien sur quoi veiller. Quand plus aucun objet ne s'offre légitimement à l'attention, ne vient la solliciter. En y réfléchissant ça m’interroge cet usage commun du mot « vigilance », qui corrobore totalement ce que dit Lévinas. D’abord, la vigilance c’est intransitif (on est vigilant tout court, on n’est pas vigilant « à » ceci ou cela) ; ensuite, c’est toujours déplacé, exilé de son site propre (on ne parle de veille que la nuit, c’est-à-dire que la veille c’est un état vigile inadéquat à sa situation, puisque la nuit on devrait dormir, et que quand on est éveillé le jour, c’est-à-dire le moment où on est bel et bien censé l’être, on ne parle pas de veille — bref, que la veille est exil, que veiller c’est déplacer son attention, c’est une attention qui est arrachée aux objets qui la captent habituellement). Veiller, c’est être transi de nuit : ce n’est pas nous qui veillons, c’est la nuit qui veille en nous. De sorte que la veille porte la marque de cette indistinction sujet-monde qui caractérise l’il y a (Lévinas parlant par exemple du « fait universel de l’il y a, qui embrasse et les choses et la conscience », p. 95). Ça me fait penser à cette phrase de Foucault qui se trouve, si ma mémoire est bonne, dans son article "Guetter le jour qui vient" : "ce qui veille dans cette vigilance, ce n'est pas moi, c'est le recul du jour".

Je voudrais juste prolonger un peu cette petite comparaison entre Lévinas et Blanchot. Il y a quelques idées extrêmement intéressantes à la fin de L’espace littéraire. D’abord au moment où Blanchot parle du rêve : c’est très beau, c’est même somptueux, cette idée que le rêve est approche de lui-même, que le rêve « a pour contenu sa propre possibilité », comme dit magnifiquement Blanchot. On ne rêve pas de ceci ou cela parce que si tel était le cas, on ferait du rêve l’image fantasmagorique d’une scène qui renverrait au jour, à la vie : non, le rêve est image, mais image qui n’est qu’une image, sans référent diurne, image qui ne renvoie pas à une possibilité du jour (au sens où il pourrait m’arriver ce que je rêve, et que je pourrais reconnaître dans mon rêve une possibilité personnelle), mais à l’estompement du jour. Dire qu’on rêve le rêve, dire que le rêve a sa propre forme pour contenu, c’est dire qu’il est sans contenu, qu’il est neutralité indifférenciée et qu'à ce titre il me soustrait à toute déterminité, qu’elle soit personnelle ou mondaine, qu’elle soit subjective ou objective. On revient à un état d’indivision primitif, à un état d’indifférenciation totale. Un rêve qui aurait sa propre forme, vide, pour contenu, c’est un rêve où ne se produirait nulle détermination, parce que la possibilité même d’une déterminité originale, appartenant en propre à la chose, se perdrait dans le dédale des images et des doubles. Bon, c’est vrai que je vais un peu vite : en fait, Blanchot parle du fait que le rêve, non seulement est sans contenu, mais, d’un même trait, « touche à la région où règne la pure ressemblance ». D’abord, le Soi rêvé (moi, tel que me représente mon rêve) n’est pas un pré-existant au rêve, un Moi original qui se dédoublerait secondairement dans le rêve, ou s’y projetterait en un personnage. Non. Le rêveur est à la fois rêvant et rêvé, il est le produit de son rêve : quand je dors, je suis pensé par mon rêve. Comme dit Maurice Dayan, ce sont nos rêves qui nous pensent, il y a un penser nocturne qui n’est pas imputable à un sujet conscient. Extrême étrangeté de cette inversion finale : le rêve se retourne sur sa source, l’induit, la produit, la détruit, pour ne plus laisser subsister que son propre règne, règne infiniment dupliqué puisqu’il s’agit du règne du Double, d’un double qui ne laisse plus de place à quelque original que ce soit. Donc mouvement de renvoi indéfini, mouvement sans origine et sans terme, perdurance de l’incessant. Et ça ça renvoie à la façon dont Blanchot pense la nuit. En fait Blanchot dit que le sommeil c’est la (dé-)négation de la nuit. Deux secondes, je vais expliquer. Ce que je veux dire d’abord, avant d’étayer ce point, c’est que c’est précisément dans le cadre d’une telle compréhension du sommeil qu’il est indispensable d’interpréter le rêve comme le fait Blanchot. Parce que si le sommeil défait la nuit, la nuit se reforme dans le rêve : en dormant, nous croyions échapper à la nuit, mais nous retombons dans ses bras lorsque nous commençons à rêver. Le rêve et la nuit ont tout en commun : l’effacement des frontières (l’état d’indifférenciation du visible qui caractérise l’obscurité, faute d’une lumière susceptible d’y inscrire des frontières — comme chez Lévinas) ; le caractère incessant de la répétition ; et enfin l’épuisement de toute possibilité personnelle. La nuit fait peur, dit Blanchot. La nuit, on a peur, certes mais il faut dire aussi que la nuit fait peur. Il ne faut pas veiller. L’insomniaque est coupable : la société le maudit ! Une fois j’étais dans l’école où j’étudie, dans la cour à 4h du mat’ (j’habitais dans une chambre d’internat sur place), j’ai croisé un gardien il m’a dit « qu’est-ce que vous faites là ? ». Telle est la question du Social : reste à ta place. Or, la nuit n’est pas une place — la nuit est un non-lieu. On ne peut pas habiter l’obscur. Maintenant j’en viens à cette idée que le sommeil fait disparaître le jour. Bon, je ne vais pas m’étaler même si j’ai très envie, il faut que je revienne vite à Lévinas. Disons en tout cas que la nuit est exigée par le jour comme une interruption, parce que le jour, par essence, demande des coupures : le jour, c’est le règne des bornes, des distinctions. L’empire du jour, c’est l’empire de la déterminité. Et la nuit, elle, celle que l’on veille, celle l’on veille, elle est étale, in-situable comme chez Lévinas, pur mouvement de se-produire de l’épuisement de toute productivité. Apparaître de l’effacement comme effacement. Il faudrait voir si on n’est pas aux antipodes de Lévinas, c’est à cre (au sens où la disparition ne retourne pas en apparition, où l'absence ne se renverse pas en présence). Ensuite, la nuit est exigée par le jour comme ce qui en reconstitue la possibilité : comme dit Blanchot, « dormir appartient au monde, c’est une tâche, nous dormons en accord avec la loi générale qui fait dépendre notre activité diurne du repos de nos nuits ». La nuit, habituellement (par exemple quand on dort en semaine), c’est le temps de la reconstitution de la force de travail, bref c’est l’intervalle heureux, paisible, où le sujet reconstitue la possibilité d’être soi, d’assumer une personnalité sociale, où le sujet reconstitue la possibilité même qu’il y ait du possible, que lui appartiennent des puissances. Voilà ce que je voulais dire, au final : chez Lévinas et Blanchot, même expérience du neutre dans la nuit, même épuisement de la déterminité, même état d'indifférenciation qui nous fait vivre l'apparition de la disparition, ou la disparition de l'apparition, ou un peu les deux.

Mais on peut aussi explorer autrement cette thématique de la nuit, en comparant cette dernière à la lumière, que décrit très bien Lévinas dans De l'existence à l'existant mais aussi dans Totalité et infini où il y a un très beau age qui porte là-dessus. En fait c'est pas pour rien que c'est la nuit qu'on fait l'expérience de l'Il y a : parce que la lumière, c'est précisément ce qui constitue le monde comme monde, c'est-à-dire comme une somme d'étants déterminés, et que, ce faisant, elle recouvre le fait brut de l'Il y a. Lévinas s'en explique très bien dans ces deux livres : la lumière, c'est ce qui introduit du vide, de l'espace, ce qui "ouvre" la visibilité ou plutôt produit la visibilité comme ouverture, c'est-à-dire comme espacement, distance et différence -- et, par là-même, la lumière permet de situer et de distinguer les choses. Donc la lumière, c'est un milieu homogène et indifférent qui contient les choses en son sein, leur permet de se distinguer et de s'agencer à la fois. La lumière, c'est la source de l'étantité comme telle : dans un monde de ténèbres, il n'y aurait pas de choses, il n'y aurait pas d'étants -- bref, il n'y aurait pas de monde. Ça c'est le premier point. Ensuite, la lumière c'est aussi un vecteur d'intelligibilité, qui permet à l'esprit de saisir les choses comme sa propriété à lui (et là Lévinas joue sur l'imaginaire de la lumière, qui n'est pas du tout accidentel : "c'est lumineux ce que tu dis", "éclaire ma lanterne", "la lumière parmi les lumières" -- toujours la lumière est associée à l'intelligence). Autrement dit, la lumière marque la coïncidence du sensible et de l'intelligible : c'est l'apparaître de l'intelligible comme tel, ou plutôt, si l'on veut bien définir la lumière tout simplement comme condition de la visibilité, c'est-à-dire comme ouverture de l'apparaître comme tel, il faut dire que par la vertu de la lumière, l'apparaître dans l'événement même de son apparition se produit comme intelligible. L'apparition de l'apparition, c'est son intelligibilité : en tant qu'il apparaît, l'apparaître est pensable. C'est pourquoi on est dans un truc tout à fait "chaud", j'ai envie de dire, parce que la lumière est la vérité comme mensonge : c'est dire que la vérité, le pensable, l'élément d'intelligibilité dans lequel baignent toutes choses aussi longtemps que le jour règne, c'est fondamentalement le recouvrement de l'Il y a. Mais un recouvrement qui échoue, qu'on se le tienne pour dit : "La lumière en chassant les ténèbres n'arrête pas le jeu incessant de l'il y a. Le vide que produit la lumière demeure épaisseur indéterminée" (Totalité et infini, p. 208). Quoi qu'il en soit, pour ces deux raisons (en tant que source d'identités distinctives et en tant que source d'intelligibilité), la lumière est à l'origine de l'objectivité.

Mais peu importe. Cette distinction, elle vient de Heidegger : c'est la différence de l'ontique et de l'ontologique, des étants et de l'être, de ce qui est et de son fait d'être, qui fonde la démonstration de Lévinas quant au caractère sans issue de l'Il y a. Et pourtant, Lévinas distingue l'Il y a du "es gibt" allemand qu'il traduit (littéralement : "cela donne"), par où il se démarque de Heidegger. D'ailleurs, je ne sais plus où mais quelque part il dit que ses premiers textes ont été marqués par une volonté de sortir du "climat" de la philosophie heideggérienne. Alors d'abord, si on suit la lettre du texte, Lévinas dit que la première distinction elle tient à l'opposition entre l'abondance que connote l'idée de donation, où il faut aussi entendre celle de don, et la pauvreté, peut-on supposer, de l'Il y a, jamais autant saisissable que quand il n'y a plus rien. Le don, c'est une production, un engendrement, une générativité d'être (et je pense que c'est précisément comme cela que Merleau-Ponty interprétera l'Il y a dans les Notes de travail du Visible et l'invisible : "perpétuelle prégnance, perpétuelle parturition, générativité et généralité, qui sont les ventres et les noeuds d'une même vibration ontologique" -- comme si l'Il y a connotait à la fois l'unité holistique et éternelle et la profusion des différences -- Merleau-Ponty parle bien, ailleurs, "d'un seul éclatement d'être qui est à jamais", comme si l'Un éclatait mais qu'inversement l'éclatement demeurait retenu dans l'Un dont il procède). Lévinas, il veut penser l'Il y a comme souf, et non comme joie abondante. Donc ce serait ça la première différence : marquer le caractère douloureux de l'Il y a, à rebours des connotations positives qu'il revêt en allemand. Donc là on a une belle opposition avec Heidegger, parce que chez Heidegger, la souf des soufs c'est l'angoisse, et que l'angoisse c'est l'épreuve du néant... Là-dessus Lévinas rebat totalement les cartes. Mais quoi qu'il en soit, Lévinas décrit la souf de l'Il y a comme "horreur" (il parle du "caractère obsédant et horrible de l'être, entendu selon l'il y a", p. 10). Alors au début je pensais qu'il avait choisi le mot un peu au pif parce que ça sonnait bien, mais en fait je crois que c'est très juste, le choix du terme d'horreur. Parce que l'horreur, telle que je l'entends du moins, ça renvoie à un type de peur tout à fait particulier, qui est très nettement distinct du fonctionnement habituel de la peur. Normalement, on a peur face à des menaces, c'est-à-dire face à des virtualités de l'avenir : j'ai l'impression d'être suivi dans la rue, j'ai peur qu'il ne m'agresse dans les minutes qui viennent ; je e un examen, j'ai peur que les résultats ne m'annoncent mon échec. Bref, la peur est tournée vers le virtuel : la peur, c'est par excellence la souf du possible. Et une fois que le possible redouté se réalise, on n'a plus peur, juste on souffre, on est triste, énervé peu importe, mais c'est plus de la peur. L'horreur c'est très particulier parce que c'est une peur face à un fait accompli, avéré. Vous ouvrez votre four dans l'idée d'y enfourner une pizza et là, quelle horreur ! vous découvrez un rôti de porc moisi de partout : vous l'aviez oublié là pendant des jours. L'horreur, c'est aussi le sentiment qu'on éprouve face au cadavre : cadavres de pigeons ou de chats écrasés par des voitures, cadavres des gens de sa famille qu'on nous laisse voir avant de les enterrer... Bref, dans l'horrible, il y a un frisson face au caractère dégoûtant, révulsant, repoussant, de ce qui est pourtant bel et bien là, sous nos yeux. Et l'horreur c'est encore l'impossibilité de détourner les yeux, comme le personnage d'Orange mécanique quand on le force à regarder des scènes atroces au cinéma. Donc voilà : l'horreur c'est une peur, non pas face au possible, mais face au réel, à ce qui est effectif. Et l'horreur dit aussi la tension entre le désir éperdu de sortir, de fuir, d'oublier ce qu'on a vu (et dont il faut le voir pour le croire), d'une part, et d'autre part l'impossibilité totale de quitter des yeux, pour des raisons à la fois matérielles et libidinales, ce qui est face à nous. Il y a à la fois un effroi et une fascination. Il y a aussi, à la fois, un désir de fuir et une captivité totale.

Voilà voilà. Ensuite parlons du deuxième aspect qui distingue l'Il y a du "cela donne" allemand : à savoir, son impersonnalité ("inhumaine", dit Lévinas), et, souhaiterais-je rajouter, son caractère vague. Je voudrais ajouter ce vague de l'expression "Il y a", parce qu'il me paraît important : d'abord, il y a trois mots au lieu de deux, c'est un brouillard imprécis, on n'y comprend rien, c'est beaucoup moins intelligible conceptuellement que la sobre expression "ça donne" ; ensuite, il y a ce "Il" étrange, obscur, qui rend encore plus impénétrable le point source de la présence, parce que ce n'est pas un pôle indéterminé qui donne des données distinctes de lui, ce n'est pas seulement que le point-source de la donation est insaisissable quoique ses résultats soient identifiables, c'est, plus profondément, que l'Il est à la fois donateur et donné (Il y a l'Il, aurais-je envie de dire : l'Il est à la fois source et objet de l'apparaître, il fait cercle avec lui-même, est source qui retourne à elle-même). Donc anonymat total, qui donne à l'être une présence diffuse, brumeuse, atmosphérique : on ne peut pas localiser, on ne peut pas situer l'être, de sorte que si toute absence a pour envers sa propre présence comme absence, la présence a aussi pour envers sa propre absence comme présence, que, si l'absence implique présence de l'absence, la présence implique absence de la présence, puisqu'on ne peut pas saisir, viser cette présence, la thématiser dans un acte expresse, qu'elle nous entoure et nous enveloppe de son mystère.

Et cette épaisseur de l'il y a, cette opaque densité de l'être, on l'expérimente d'une façon privilégiée dans l'expérience esthétique. D'après Lévinas, l'art arrache la sensation à son statut de qualité objective (de propriété d'une chose) pour la restituer à son événement d'apparaître. Il s'agit, pour l'artiste, de rendre le sensible à l'événement de son apparition, de produire le se-produire du sensible, au lieu de l'abandonner au statut tristement ontique qu'il possède ordinairement. C'est à partir de ce phénomène que devient compréhensible l'effet d'étrangeté que l'art produit sur le spectateur : dans une oeuvre d'art les choses paraissent étrangères, "exotiques" selon le mot de Lévinas. C'est sympa parce que ça permettrait de donner une interprétation de la démarche de Duchamp quand il fait la pissotière : contraindre à contempler sur un mode esthétique l'objet d'usage par excellence, l'objet dont il ne nous serait jamais venu à l'esprit de l'irer, et par là, nous déposséder du plus familier. Et dans cette continuité, j'aime énormément le lien que Lévinas fait entre l'art et la laideur. Parlons un peu de la laideur. Pour Lévinas, l’expérience de la laideur est ce par quoi on entre en avec la chose dans son existence brute, dans la matérialité de sa présence. Alors ça, ça se voit dans le rapport au sale. Vous savez que le sale est souvent synonyme de laideur, que ce qui est sale est souvent moche, et pour cause : la saleté, c’est ce en quoi fait retour la matérialité de la matière. Dans la saleté, la matière reprend ses droits, ré-affirme sa loi propre, contre les formes qu’on essaie de lui imposer extérieurement. Et c’est pour ça que le sale est laid. Une chose sale, c’est une chose qui se laisse vivre, c’est une chose livrée à son évolution naturelle, dépouillée de tout contrôle formel, donc de toute contention, de tout travail. On « se laisse aller », et c’est ça être sale : une allée qui se laisse aller, un devenir livré à lui-même, incontrôlé — une matière rendue à son chaos initial. Et si on pousse plus loin, à mon avis on pourrait dire que laideur et beauté s’opposent comme deux rapports symétriques de la forme à la matière. Là où le beau est toujours contention de la matière par la forme, est toujours matière qui se résout dans la forme (comme la « belle femme »), le laid est toujours débordement de la matière sur la forme. Vous le voyez bien : le laid c’est quoi concrètement ? C’est avoir des oreilles décollées, des yeux globuleux, un double menton, un gros ventre, une verrue sur le front, un pied-bot. Bref, la laideur, c’est toujours un truc en trop : c’est une protubérance, une proéminence, une excroissance. Le laid, c’est toujours un « pro » ou un « ex ». Alors que le beau est toujours mesure, symétrie, réserve. La belle femme, je suis très frappé que ce soit la blonde mince aux yeux bleus : c’est-à-dire, la femme dont les trois traits caractéristiques reflètent le diaphane, le transparent, un corps qui s’efface comme corps. Enfin tout ça c'est peut-être un peu culturel, faudrait voir. En tout cas, on voit bien à partir de là le lien avec l'art : si l'art est révélation de l'événement brut, est advenue de l'advenue, est ad-venir du sensible qui libère son événement d'être de tout référent ontique, alors l'art s'épanouira plus aisément du côté de la laideur, qui est libération de la matière.


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le 29 mars 2025

Modifiée

le 29 mars 2025

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Robi Bobby

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