En fin d’ouvrage de l’édition Babel, le traducteur André Markowicz raconte l’anecdote du vol de son ordinateur, contenant un bon premier tiers de "crime et châtiment". Obligé de s’atteler une nouvelle fois à la tâche, il se rend compte à quel point chaque traduction est le reflet d’un moment, d’un état d’esprit, alors même que le fantôme du précédent exercice ne cesse de refaire surface à chaque fois qu’une difficulté se présente à nouveau.
A travers plusieurs exemples (poids des références dans la culture populaire, choix des mots) il esquisse l’immensité et la quasi-impossibilité de l’épreuve à laquelle se mesure tout traducteur en général, et celui de Dostoïevski en particulier. Si désormais son travail fait référence, les options prises par André Markowicz restent pour le moins sujettes à débats. Son choix de conserver la complexité linguistique, la foisonnance littéraire, les répétitions syntaxiques de l’écrivain russe (dont les premières traductions, irables, lissaient la véhémence exubérante) reste parfois encore contesté.
On est alors pris de vertige devant ce qui ressemble à une double interprétation: la traduction du russe au français se juxtapose avec celle, ici proprement vertigineuse, d’une âme sur le papier.
Car autant le dire dès à présent: rarement (jamais ?) une telle intimité dans la psychologie n’aura été aussi limpidement approchée, les ressorts profonds d’un personnage décortiqués, ses pulsions exposées. Rarement (jamais ?) une aussi grande simplicité n’aura été mise au service de l’exploration des contradictions et des complexités humaines. Une telle justesse enivre.
Je ne reviendrai pas ici sur le parcours de Rodion Raskolnikov, étudiant prometteur, dépressif et sans le sou, persuadé que la grandeur qui l’attend ne dépend que de sa volonté, capable du meilleur et du pire dans la même journée. Pas plus que je ne reviendrai sur les portraits saisissants des personnages qui l’entourent et que nous comprenons bien mieux (et c’est tout le génie de Dosto) que nombre de nos propres contemporains. D’autres critiques sur ce site l’ont si bien fait que je vous invite à les lire.
"Crime et châtiment" est tout à la fois. Une étude sociale vitriolée, un polar en apnée, une analyse psychologique stupéfiante de modernité et une histoire d’amour et de rédemption sublimée. Et pourtant, toutes les identités de ce roman seraient insuffisantes à rendre compte de l’impact incomparable que suscite sa lecture si je n’évoquais pas, en un survol réducteur, quelques scènes habitées, d’une puissance absolue.
Il y a bien sûr, le récit du rêve d’un cheval qui succombe sous les coups de son maitre aviné. Il y a cet interrogatoire insoutenable qui semble braquer un fort projecteur sur notre propre visage alors que nous transpirons fiévreusement avec Rodion. Il y a le meurtre, si tangible qu’il nous semble connaitre le poids de la hache, goûter l’âpreté ferreuse du sang des victime et respirer l’atmosphère viciée de l’appartement qui lui sert de théâtre, avec une acuité et une intensité qu’aucune autre œuvre n’avait jamais atteinte.
Mais tout ceci encore, ne serait presque rien si je n’évoquais pas ces trente pages où le personnage central se décharge peu à peu du poids de son secret sur une jeune fille avec qui son destin se noue irrémédiablement, et qui restent à ce jour, ce que j’ai pu lire de plus beau depuis que je suis en âge d’apprécier ce genre de chose. Une trentaine de pages terrassantes de beauté et de génie définitif, qui laisseront ouverte une minuscule faille dans la plénitude de votre âme tant que vous ne les aurez pas lues, et ce même si vous ignoriez jusqu’à aujourd’hui la possibilité même de leur existence.
Décider de continuer à vivre sans les avoir lu, c’est prendre le risque de mourir incomplet.
(Car oui, et j’en suis désolé, l’émotion me fait grandiloquer, ce que ne fait jamais le livre)