J'ai mis des années à "entrer" dans l'oeuvre de Proust que je tenais pour un fabriquant pervers de dictées du brevet;
Et puis, je ne l'ai plus lâché;
Lorsque je suis en panne de livres ou pleine de misère, j'attrape au vol un des tomes de la recherche, et je l'ouvre au hasard, sûre de prendre un grand bol d'air pur qui me remet sur pattes; Proust me fait office d'antibiotiques en cas d'angine, de cortisone en cas de grippe, d'antidépresseur en cas de grosse tuile et de tracassin sévère, d'anti angoisse en cas de stress.....J'ai lu Proust avec 40° de fièvre, la veille des oraux de concours et des inspections, je le lis au retour des enterrements, et après les visites chez le notaire et l'inspecteur des impôts....
Mais il faut régler leur compte aux phrases complexes de 10 lignes avec 8 subordonnées et ponctuation intégrée, aux descriptions avec toute la panoplie des figures d'analogie ( métaphore, métonymie, synecdoque) des figures de proximité ( hypallage, zeugma) ) des images lexicalisées ( catachrèse) et quelques comparaisons et relatives comparatives échevelées.....Il faut ettre que le "je" récurrent et obsessionnel pourrait bien quelque part receler un "moi" qui serait "nous", ceci voulant dire que nous sommes souvent bien proches de lui, Proust, en dépit de son écriture chantournée ! et que, quelque part nous devons y voir un autre nous-même, moins doué pour l'écriture, mais aussi rêveur, assoiffé d'affection, incertain de nous et de notre avenir, nostalgique d'un é que nous ne revivrons plus, et rempli de rire et d'incrédulité devant la comédie humaine;
Je suis "entrée" dans Proust après le début d'une année "noire", en attrapant, le tome II " Du côté de Guermantes" , la maladie et la mort de la grand-mère; les phrases si compliquées se sont organisées, lissées, défroissées, pour ne laisser à comprendre que la maladie, son tragique, ses progrès incurables; quelqu'un mettait sur mes sentiments - l'un de mes proches étant malade- comme la formulation de ce que je ne parvenais pas à exprimer et ainsi le disait au monde, alors que je n'y parvenais pas;
Ayant échappé à la mort, la personne proche s'étant rétablie, j'ai é tout l'été à lire "la Recherche"....Depuis les rêveries du demi sommeil qui font hésiter entre plusieurs lieux où l'on se serait endormi, en ant par le lourd chagrin du petit garçon qui attend désespérément le baiser du soir; puis les sortilèges de la "famille" tantes maniaques, oncles taquins et irrévérencieux, vieux meubles, promenades insipides du soir....puis ..lorsque j'ai eu fini, j'ai recommencé la lecture, au hasard; il y a eu plusieurs moments dans ma vie dont on peut dire que je connaissais Proust par coeur, presque; car ces phrases si difficiles à lire et à comprendre, s'insinuent dans l'esprit, sous le coup de la révélation que nous aussi éprouvons ces sentiments, ces émotions, telles un venin, et nous font penser qu'aucune autre façon de dire les choses n'est envisageable = seul, Proust a su dire, a trouvé les mots justes;
Bien après, il y a eu les moments où je l'ai étudié et fait étudier, et où j'ai cherché à convaincre; mais, comme la petite phrase de Vinteuil, le charme n'opère que sous certaines conditions......
On ne se rend pas suffisamment compte ( à mon avis) de la progression, du chemin parcouru par Proust, l'écrivain, pour en arriver à la rédaction ( qui l'a d'ailleurs "tué" au premier sens du terme) de "La recherche";
Proust de santé fragile, a assez tôt voulu se consacrer à la littérature, avec l'intime conviction qu'il portait en lui une oeuvre;
Or, cette oeuvre ne se représentait pas à lui de façon conceptuelle.
il la "sentait" diffuse, il savait ce qu'il voulait obtenir = une oeuvre d'Art, semblable à ce qu'il irait en Art = une phrase mélodique dans une symphonie ou un concerto ou opéra, "le petit pan de mur jaune" de Vermeer;
C'est à dire une oeuvre majeure;
Mais qu'écrire pour parvenir à cela ?
En attendant, il "vivait", et se constituait une solide réputation de mondain, de snob, désespérant les gens qui croyaient en lui;
Le sujet de son oeuvre se refusait toujours à lui;
C'est en fait la superposition de deux êtres = le "narrateur" de la Recherche, celui qui dit "je", et Proust l'écrivain;
Car "A la recherche du Temps perdu" est à la fois la quête de l'écriture d'une oeuvre majeure et cette écriture même;
C'est là la révélation géniale qui s'impose à Proust peu à peu =
Quel doit être le sujet d'une oeuvre littéraire majeure ?
Si ce n'est l'écriture elle-même de cette oeuvre;
Quel doit être le sujet de cette oeuvre, en outre, sur quelle racine s'appuyer ?
Le Temps, le temps qui e et qui seul influe sur toutes choses, est maître de tout, de notre vie, de notre caractère, de la mort, de la lente métamorphose de toute existence; deux paramètres s'opposent dans l'oeuvre de Proust, l'Espace ( les lieux) et le Temps; ces deux paramètres se renvoient tout le sens de l'oeuvre;
Mais ce serait enlever à cette longue quête de l'oeuvre qui gît en lui tout son sens, si on n'énumérait pas ce que Proust a écrit avant = Des articles dans des journaux, un recueil de pastiches "Les plaisirs et les jours" , un roman "Jean Santeuil" et, surtout, préfiguration de "A la recherche du temps perdu" " Contre Sainte Beuve"
Le "Contre Sainte Beuve" est un livre qui annonce en filigrane la Recherche;
Jusque dans la genèse de l'incipit, avec sa lente rêverie sur le sommeil, les diverses chambres, les souvenirs qu'elles font lever, nous avons déjà, comme une ébauche mélodique égrenée note après note sur un seul piano pour un opéra ou une symphonie, tous les thèmes majeurs et presque tous les personnages-clé de La Recherche;