A la fin de la quatrième partie du roman, nous apprenons qu’un des deux protagonistes, Elizabeth, travaille dans un laboratoire universitaire rattaché à la fac de psycho. Elle y étudie les mécanismes du placebo : pourquoi ça fonctionne ou pas ? Quelles sont les conditions requises pour qu’un placebo puisse fonctionner ? Sur quel public ? Dans quel cadre ? Etc.
Or, une des conditions pour qu’un placebo fonctionne, c’est, bien évidemment, que la personne ne sache pas qu’il s’agit d’un placebo. Donc, au lieu de s’appeler « Labo du placebo », le lieu est baptisé « La Clinique du Bien-être ».
Cette assimilation du bien-être, qui donne son titre au roman, et du placebo sera un fil rouge qui traversera le roman de Nathan Hill, un roman formidable, aussi cultivé qu’intelligent, drôle et ambitieux.
Et pourtant, le roman semble partir d’une façon assez convenue. La première des treize parties relève du roman à l’eau de rose. Nous sommes au milieu des années 90, dans un quartier délabré de Chicago peuplé de squatteurs et d’artistes bohèmes. Deux étudiants, Jack et Elizabeth, sont voisins d’immeubles (des immeubles qui étaient en fait d’anciennes usines en voie de réhabilitation mais qui ne correspondaient pas vraiment aux normes en matière de logement). Pendant des mois ils vont s’observer mutuellement depuis leurs fenêtres respectives, sans savoir ce que l’autre fait, et ils tomberont amoureux l’un de l’autre par cette forme de voyeurisme (plus tard, Jack avouera que cet acte de voyeurisme, s’il pouvait er pour cool dans les années 90, était perçu avec méfiance, voire dégoût, 15 ans plus tard).
L’essentiel du roman se déroulera 12 ans plus tard. Jack et Elizabeth sont désormais mariés et parents d’un petit Toby, et ils se préparent à devenir propriétaire d’un appartement encore en projet dans un immeuble en construction. Et c’est là que le premier accroc du couple va éclater au grand jour, lorsque Elizabeth demandera ouvertement deux chambres parentales séparées. Ce sera le début d’une lente prise de conscience des deux personnages sur la vacuité de leur vie commune. Tout cela pour aboutir à une autre partie, carrément intitulée « Le Mariage placebo » (et une scène de ménage à la fois dantesque, magnifiquement observée, et que les commentaires du narrateur rendent hilarante).
Mais la grande force du roman, c’est que Nathan Hill ne se contente pas de lister les petits renoncements quotidiens qui font de nos existences des déceptions sur le long terme.
Tout en restant centré sur les deux protagonistes, le roman se construit sur une série d’aller-retours temporels et géographiques qui en élargit largement le propos. On ne parle plus seulement d’un mariage que l’on découvre raté : le roman prend de l’ampleur.
D’abord, les flashbacks vont donner de l’épaisseur aux deux protagonistes. Nous allons plonger dans leur é et découvrir de nombreux faits qui vont expliquer leur comportement actuel. Jusqu’aux ultimes pages, nous approfondirons la psychologie complexe de Jack et Elizabeth. En cela, la construction de Bien-être est remarquable : de nombreux détails qui semblaient insignifiants vont prendre une importance essentielle sous l’éclairage de leur é.
Il en est ainsi, par exemple, des photographies de Jack. Depuis des années, Jack ne produit que le même type d’images, des photo abstraites qu’il obtient en jouant avec des produits chimiques dessinant des taches colorées sur le papier photo. Un simple détail dans un roman aussi long, un petit élément qui s’ajoute à l’image d’un protagoniste détaché de la réalité, un intellectuel enfermé dans sa vision du monde. Mais un détail qui va prendre de l’importance au fil du roman, avant de devenir quelque chose de central dans les dernières pages.
En fouillant le é de ses personnages pour arriver à mieux décrypter leurs motivations, leurs attentes, leurs obsessions et leur comportement présent, Nathan Hill arrive à une conclusion aussi paradoxale que pessimiste : dans un roman consacré aux récits, aux histoires que l’on se raconte ou que l’on raconte aux autres, aux récits qui essaient de nous aider à aller mieux, nos véritables histoires, celles qui nous dévoilent vraiment, celles qui comptent vraiment, restent irracontables.
Mais ces aller-retours, qu’ils soient temporels ou géographiques, approfondissent le roman sur le plan social également. Partant de la simple histoire d’un couple (mais sans la perdre de vue non plus), Bien-être va raconter plein d’autres choses constitutives de l’Amérique moderne (et, par extension, parfaitement applicables à notre actuelle également). On y retrouve la description d’un capitalisme prédateur qui bâtit sa fortune sur l’exploitation pas toujours très légale et jamais vraiment morale des biens et des personnes. On y retrouve le processus de gentrification qui a transformé les grandes métropoles ces trente dernières années, avec une volonté affichée, de la part de ses habitants, de vivre dans un entre-soi qui va exclure tous ceux qui ne leur ressemblent pas socialement.
Et tout cela va, encore et toujours, se dissimuler derrière des récits qui ont pour but de tromper les autres, ou de s’auto-aveugler. Car le récit, surtout le récit d’auto-aveuglement, est le thème principal de Bien-être. C’est le récit que raconte Elizabeth à ses « patients » dans la Clinique du bien-être, ce récit qui donne tout son effet au placebo. Ce sont les théories complotistes partagées par le père de Jack sur Facebook. Ce sont toutes les histoires pseudo-scientifiques qui cherchent à expliquer nos comportements modernes en cherchant du côté de nos ancêtres préhistoriques. Ce sont les histoires hallucinantes de prétendue bienveillance de la part d’une Brandie qui, en réalité, ne fait que rejeter brutalement les autres.
Bien entendu, écrire un roman sur des histoires constitue une mise en abîme très intéressante.
Bien-être est un roman riche et dense, aussi drôle qu’émouvant, construit avec une grande intelligence et un sens incroyable du détail, et d’une grande pertinence dans sa description du monde actuel. Un roman très stimulant. Une grande réussite.