Bel-Ami
7.4
Bel-Ami

livre de Guy de Mauant (1885)

Duroy et La Vie française

J’avais lu Bel-Ami pour la première fois lorsque j’étais en 1ère. Il s’agissait d’un des 3 livres que j’allais présenter au Bac de français (avec Alcools, d’Apollinaire, et La cantatrice Chauve, d’Ionesco). C’était il y a, environ 33 ou 34 ans.

J’en avais gardé le souvenir d’un livre sarcastique sur un homme réussissant socialement grâce aux femmes, en choisissant épouses et maîtresses dans le seul but de son succès social et financier. Et bien entendu que c’est là un des aspects importants du roman de Mauant.

C’est intéressant de voir comment, dans son cynisme, Duroy (devenu Du Roy) sépare l’amour et le mariage. Finalement, il n’a vraiment aimé qu’une seule femme, c’est Clotilde de Marelle. C’est la seule à qui il est profondément attaché, la seule dont il redoute les disputes et dont les ruptures successives sont douloureuses.

Le mariage avec Madeleine ex-Forestier est expédié, et les sentiments ne semblent pas entrer en ligne de compte; tout, dans ce couple, n’est que froideur et calcul, des deux côtés : elle ne peut pas rester jeune veuve et a bien senti tout le potentiel de Duroy, tout l’avenir qui s’offre à lui ; elle fait clairement un mariage intéressé, un mariage d’affaire, avec un homme pour lequel elle n’éprouve aucun sentiment. Lui s’approche de Madeleine comme il le fera, plus tard, avec Virginie Walter : d’abord il éprouve une jalousie sociale devant ces couples (les Forestier et les Walter) qui sont pour lui des exemples de réussite; et parvenir à séduire ces femmes, c’est parvenir à toucher cet enrichissement dont il rêve.

Il est très comique de voir comment Mauant dépouille le mariage de tout romantisme. Le mariage de Duroy avec Madeleine est décrit de façon totalement sordide : expédié en trois lignes, il est suivi d’un long voyage en train, très gênant, vers la campagne normande, lors duquel Madeleine va se ref à son mari, puis un séjour rapide et, là aussi, très gênant, chez les parents de Duroy. Tout, ici, est construit en opposition ouverte avec les lieux communs du mariage. Ici, c’est la froideur, l’absence de sentiments qui domine.


En relisant Bel-Ami, j’ai découvert que le sarcasme de Mauant ne se limite pas à détruire l’institution du mariage. En faisant de son personnage un journaliste qui va se spécialiser dans la politique, l’écrivain trouve le moyen idéal de décrire une haute société française corrompue et magouilleuse. Derrière son écriture feutrée, presque douce, c’est en véritable sniper que Mauant attaque toute la classe dirigeante du pays. Tout y e : entente entre les milieux d’affaires, les politiques et des médias aux ordres (voir comment Du Roy se contente d’écrire les articles dictés par le ministre Laroche-Mathieu), une bourgeoisie qui tente de devenir la nouvelle aristocratie (dès que Du Roy commence à accumuler de l’argent, son premier souhait est d’acheter un titre de baron), une société où l’argent tient lieu de seule morale et justifie tout ce que l’on peut faire, etc. Au détour de petites phrases, dans l’attitude d’un personnage, dans les descriptions de lieux, Mauant met doucement en évidence les hypocrisies et les compromissions de chacun, les jalousies, les haines, etc. Finalement, les seuls sentiments sont négatifs, le seul amour va vers l’argent et son accumulation (l’un des rares personnages heureux du roman, c’est Walter, devenu millionnaire et pouvant ainsi s’acheter une respectabilité).

Naïf au début, Duroy va finalement assez vite se familiariser avec les rouages de ce monde capitaliste et cynique, et en maîtriser les codes. Et le lecteur va se retrouver dans une posture désagréable face à ce personnage, coincé entre l’empathie pour un protagoniste que l’on suit pendant 400 pages, et dont on partage parfois les joies et les jalousies, et le mépris pour un être  manipulateur, maladivement dénué de sentiments et volontiers violent.

(Il est intéressant de constater que la renommée, l’importance du journal pour lequel travaille Duroy, La Vie française, croît au même rythme que l’ascension sociale du protagoniste ; d’abord simple feuille de chou spécialisée dans les potins mondains (d’ailleurs, un des journalistes est surnommé « Saint-Potin » et la rubrique la plus populaire est alors les échos), elle va se développer politiquement et socialement jusque’à devenir un journal non seulement respectable, mais essentiel, incontournable dans le paysage politique parisien, capable de faire tomber des ministres.)


Ma grande surprise, ce que j’avais complètement oublié dans ce roman, relève peut-être du détail par rapport au récit lui-même, mais dans le contexte actuel il m’a sauté aux yeux. Alors que, de nos jours, et malgré les nombreux travaux documentés d’historiens, beaucoup font semblant d’ignorer les monstruosités commises par l’armée français au Maghreb, Mauant, en 1885, étale cela dans son roman. Bel-Ami revient d’Algérie, et Mauant, au détour d’une page du premier chapitre du roman, raconte comment, avec ses camarades soldats, le protagoniste n’hésitait pas à massacrer des villages complets simplement pour les piller et ripailler avec la nourriture volée aux autochtones. Et Mauant n’oublie pas de préciser que c’était là le lot commun : tous les soldats français faisaient cela. Et en toute impunité, puisque la justice fermait les yeux sur ces exactions criminelles, établissant ouvertement que « l’Arabe était un peu considéré comme la proie naturelle du soldat ».

De plus, au fil du roman, on découvre que la colonisation a d’abord et avant tout été une très bonne affaire financière, objet de spéculations sur des terrains au Maroc ou sur la dette assurée par l’Etat français, spéculations qui ont fortement enrichis de nombreux personnages importants (au pris de magouilles plus ou moins flagrantes).

Au final, Bel-Ami est un roman féroce, cynique, très violent avec ses personnages, quasiment nihiliste (il faut lire ces pages terribles sur la religion et la peur de la mort). Une oeuvre à l’acide.

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le 12 avr. 2025

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SanFelice

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