Baltiques
7.3
Baltiques

livre de Tomas Tranströmer ()

Baltiques par Behuliphruen

Dans le poème Tête haute, Tranströmer affirme, sans ambages, que "la rhétorique n'a rien à faire ici". Plus loin, il précise ce qu'il faut à sa poésie : "Pas des mots, mais un langage". On ne trouvera pas ici, en effet, de mots ronflants ou rares, d'hermétisme ou de préciosité. Mais un effort beaucoup plus profond et plus aigu pour traduire la "Grande énigme" du rapport au monde, effort qui e ici par un subtil dosage entre prosaïsme et onirisme. Cette poésie est ainsi profondément ancrée dans le réel - parfois dans l'actualité la plus contemporaine - cite les dates et les lieux, et ose même la trivialité lorsqu'elle convoque les lignes à haute tension, les remorqueurs ou le bruit des moteurs. Tranströmer n'élude pas le avec la réalité, aussi abrupte soit-elle, mais il opère ensuite un glissement vers cette "autre chose" que le poète lui-même ne peut nommer plus précisément. Il ne peut que l'évoquer, comme dans le début si saisissant à cet égard du poème "Plaine en été" :



Nous en avons tant vu.
La réalité nous a tant usés,
mais voici qu'enfin l'été arrive.



On pense ici au haïku, et Tranströmer, par ailleurs, en composa de nombreux. Mais même quand il est plus prolixe, ou quand il rédige des poèmes en prose, la comparaison avec l'art du haïku vient à l'esprit. Pas toujours par la forme, donc, mais surtout par la sobriété lumineuse de l'écriture de Tranströmer, son époustouflante économie de moyens, son attitude contemplative, son regard méditatif qui scrute l'univers sans chercher à en résoudre le mystère, mais seulement à en prendre acte et à le faire ressentir à ses lecteurs : "une exhortation à ouvrir les yeux" (Espresso, p.97).


Mais le regard du poète sait aussi scruter au plus profond de lui-même. Son lyrisme se fait volontiers introspectif. Tranströmer cherche l'apaisement, le répit - et il le trouve parfois, dans la communion avec le monde :



Je suis sous les étoiles
et sens que le monde entre
et ressort de mon manteau
comme d'une fourmilière.
(Les formules de l'hiver, p.122)



même si son extrême lucidité lui interdit de s'illusionner :



La mort, cette tache de naissance, poussait plus ou moins vite chez chacun d'entre nous. (Montagnes noires, p.232)



(C'est le moment de préciser que le recueil fourmille de métaphores aussi éblouissantes que celles-ci, d'éclairs fulgurants, d'une force et d'un évidence rares.)


D'hyper-lucide, Tranströmer devient volontiers extralucide lorsqu'il transcende les frontières spatiales et temporelles, ant de Gotland à Izmir, de Funchal à New York, se projetant dans des époques révolues, faisant intervenir Grieg, Gide ou Liszt. Ailleurs, il conversera avec les morts et les souvenirs, quittera sa chambre pour survoler soudain la campagne environnante, séjournera un instant "sous la voûte terrestre".


"Poète voyant", donc, Tranströmer ? Assurément, mais plus encore : sa quête d'un langage propre à retranscrire l'intensité de l'instant et l'expérience du mystère, par l'ancrage dans le réel et l'ouverture vers le rêve, par son lyrisme sobre et inquiet, par son prodigieux sens de l'image, en font un poète essentiel.

9
Écrit par

Créée

le 17 juil. 2016

Critique lue 264 fois

1 j'aime

2 commentaires

Behuliphruen

Écrit par

Critique lue 264 fois

1
2

D'autres avis sur Baltiques

Critique de Baltiques par Herve5

Nobel de littérature 2012... plutôt que du baratin, un poème: "Je dois souvent rester tout-à-fait immobile Je suis le partenaire du lanceurs de couteaux Les questions que j'ai jetées au loin avec...

Par

le 31 oct. 2012

5 j'aime

Extrait

Nous semblons presque heureux au soleil, alors que nous saignons de ces blessures dont nous ignorons tout. Rues de Shanghaï -

Par

le 20 avr. 2022

1 j'aime

Critique de Baltiques par Behuliphruen

Dans le poème Tête haute, Tranströmer affirme, sans ambages, que "la rhétorique n'a rien à faire ici". Plus loin, il précise ce qu'il faut à sa poésie : "Pas des mots, mais un langage". On ne...

le 17 juil. 2016

1 j'aime

2

Du même critique

Critique de Le Monde d'hier par Behuliphruen

Le Monde d'hier est assurément un témoin très éloquent du formidable bouleversement que connaît l'Europe entre 1890 et 1940 - mais je me demande s'il ne l'est pas un peu à son insu... Si l'on...

le 4 nov. 2020

14 j'aime

8

OuLiPo Airlines - classe économique

J'avoue avoir été un peu - mais très agréablement - surpris, lorsque l'annonce est tombée, d'apprendre que le Goncourt était cette année revenu à un Oulipien - et plus encore de découvrir que Le...

le 8 janv. 2021

11 j'aime

5

Le Côté de Guermantes
10

"Moi qui connaissais à cette époque plus de livres que de gens..."

C’est tout de même émouvant car, tandis que le narrateur faisait son entrée dans le monde, j’ai eu l’impression, moi aussi, d’être, en quelque sorte, arrivé chez Proust. Peut-être les graines...

le 25 mai 2019

10 j'aime

2