J'avais entendu plusieurs fois le nom de Rainer Maria Rilke -- ce patronyme aussi doux à l'oreille qu'un claquement prussien de talons militaires (oui, je sais qu'il était austro-hongrois puis autrichien !) -- sans vraiment prendre le temps de m'y intéresser pour je ne sais quelle raison débile. Mais il y a toujours les heureux hasards des boîtes à livres pour pallier son manque de curiosité intellectuelle. Petit Folio avec le prix de deux euros affiché sur la couverture, 135 pages, onze nouvelles courtes, rien de tel pour ne pas décourager un esprit paresseux phagocyté par Internet.
Bon, l'ensemble est composé d'histoires, inévitablement d'une qualité inégale, avec pour personnages : des êtres engoncés dans leurs névroses ou dans les conventions sociales. Ce qui les fait er complètement à côté des beautés excitantes que l'existence peut leur offrir. Ainsi, on a une vieille fille qui décide de er une grosse partie de son existence avec une autre vieille fille, qu'elle n'apprécie pas particulièrement, juste pour avoir l'occasion de connaître le contenu secret d'un coffret en bois que possède sa colocataire (vous la voyez bien venir la fin ironique !). Ou encore un jeune handicapé physique qui e son temps, seul dans un grenier, à essayer désespérément de confectionner une statue en bois de la Vierge qui s'éloigne d'une obsession amoureuse inavouable.
La superbe plume du Monsieur -- si je me fie, bien sûr, à la traduction de mon édition, car ma maîtrise de la langue allemande est de l'ordre de l'inexistant -- décrit avec brio l'invisible, l'indicible, avec un style dans lequel le lyrisme côtoie la spiritualité ; ce qui est idéal pour entrer dans l'intériorité des divers personnages et la ressentir.
Et si l'homme de lettres n'épargne rien dans sa galerie de représentations de ce qui peut y avoir d'humains médiocres et veules, il est aussi capable de mélancolie et d'empathie. La nouvelle -- empreint de cruauté, mais aussi de douceur et de mysticisme -- intitulée L'Enfant Jésus, en est l'exemple le plus frappant, à travers une figure de l'enfance maltraitée. Sans trop en dire, le récit n'est pas sans rappeler le conte, La Petite Fille aux allumettes d'Hans Christian Andersen.
Mais, là où j'ai trouvé l'écrivain particulièrement au sommet, pour moi, c'est dans le sarcasme. Et à ce niveau-là, La Fête de famille est un bijou absolu, le chef-d'œuvre du recueil. On y suit le rituel annuel d'une riche famille noble, commémorant la mémoire d'un de leurs illustres défunts : une messe suivie d'un repas. Je m'attendais à une ambiance sinistre et étouffante ; j'ai rarement autant poussé d'éclats de rire sur aussi peu de pages. En toute franchise, cela ne m'aurait pas gêné le moins du monde si toutes les histoires avaient été du même acabit.
Et l'on montra tous les meubles où un von Wick ou une von Wick avait laissé assise son enveloppe mortelle tandis que son âme s'était déjà mise en quête des von Wick de l'au-delà. Il n'y en avait pas peu ; et c'était une grande honte que d'être une chaise chez les von Wick sans avoir servi à la mort de personne.
Sur la page de garde de mon exemplaire, en dessous du titre, il est inscrit « Nouvelles et esquisses ». Et cela résume bien le reproche que je formulerai à l'égard de cette compilation d'oeuvres courtes, à savoir que certaines de ses nouvelles -- ou plutôt esquisses -- auraient pu facilement donner lieu à des histoires bien plus consistantes, et à des personnages bien plus aboutis.
Reste que les quatre-cinq nouvelles au-dessus du lot, ainsi que la prose, digne des plus grands éloges, de Rilke, ont emporté mon adhésion. Il va sans dire que, dorénavant, ma curiosité intellectuelle n'ignorera plus cet auteur.