Tout ira bien
6.9
Tout ira bien

Film de Ray Yeung (2024)

Tout ira bien par Spectateur-Lambda

"Tout ira bien" est l'un des premiers films que j'ai vu en salle en 2025 et j'étais sorti de la séance assez bouleversé. Le revoir hier en DVD me pousse aujourd'hui à en dire un mot, ou beaucoup plus qu'un mot, vous connaissez mon goût pour les longues déclarations.


Abordant avec beaucoup de grâce et de pudeur le tabou de l'homosexualité chez les personnes d'un certain âge et dans ce cas précis celui du lesbianisme. Angie et Pat déambulent dans les rues de Hong-Kong et l'on suit la banalité de leur quotidien, les petits gestes anodins mais emplis de tendresse réciproque, le cérémonial des courses, la caresse d'un instant suspendu à l'écoute d'un musicien de rue dont on peut supposer que l'air qu'il interprète leur évoque un doux souvenir. Les échanges triviaux avec les commerçants ou ceux plus profonds avec le groupe d'amies. Elles partagent un appartement qui sera le cadre d'une fête familiale traditionnelle où vont se retrouver nos deux femmes et la famille de Pat. L'universalité d'un repas de famille, les questions aux plus jeunes quant à leurs projets, les inquiétudes terre à terre des aînés sur leurs difficultés, l'amour qui se dégage de ces échanges et les observations des traditions, finissant d'apporter au spectateur les éléments d'une identification réaliste à ces personnes. Cette famille n'a rien de particulièrement original et la question de la relation entre Angie et Pat n'apparait jamais comme problématique ou source de conflits.

D'ailleurs jamais personne n'est caractérisé comme homophobe, ni comme voulant mettre dans une fosse commune ces horribles lesbiennes contre nature, hors mis peut-être les parents très âgés d'Angie, même si davantage qu'une vraie opposition idéologique à la relation de leur fille, ils me semblent exprimer avec maladresse mais aucune malice, leur espoir inassouvi d'être grands-parents.


Je pense important de préciser cela, parce que en opérant ainsi le film sort des ornières qui auraient pu être celles d'un film militant pour la cause LGBT, et en le revoyant m'est apparu l'idée que finalement l'homosexualité y était secondaire. A la douceur irradiante tant de la relation entres elles, qu'avec leurs proches, à la douceur d'une mise en scène qui sans se départir d'une stylisation ouvragée - la photographie et le cadrage sont d'une délicatesse invraisemblable - va venir en contrepoint la violence, non pas physique mais psychologique qui naîtra du drame.


Le drame c'est la mort de Pat. Inattendue, inexpliquée, soudaine, ravageuse pour Angie, douloureuse. De ce deuil qui nous concerne tous à un moment de nos vies, Angie va devoir gérer le triviale d'une succession pas préparée. Sa belle famille fait jouer ses droits sur les possessions de Pat, notamment sur l'appartement qu'elles occupaient depuis trente ans. De façon mesquine la place d'Angie est remise en question, elle n'a pas voix au chapitre quant au choix du lieu où les cendres de sa compagne seront dispersées, alors qu'elle soutient la volonté de Pat sur ce point. Lors de la cérémonie funéraire elle est priée de se placer derrière la famille officielle. Jamais mariée, parce qu'impossible légalement, son statut bâtard la prive de ses droits sur l'héritage et comme Pat n'avait pas rédigé de testament, ses biens reviennent de plein droit à son beau-frère. Angie est effacée, ignorée, invisibilisée, les rapports se font plus distants.


Il serait tentant dès lors de nous présenter ces gens comme des salauds, qui feignent l'amnésie sélective quand Angie leur rappelle qu'elle et Pat on acheté ensemble cet appartement et que ce n'est pas parce que son nom n'apparait pas sur l'acte officiel de propriété qu'elle n'en est pas pour autant propriétaire. Mais la situation d'Angie est compliquée à Hong-Kong où seul le statut de mari ou d'épouse est reconnu, c'est pour cela que je disais que la spécificité homosexuelle de ce couple n'est finalement pas centrale, le survivant d'un couple hétéronormé qui vivrait sans avoir été marié connaitrait les mêmes embûches.

Le film nous invite alors à nous placer du point de vue de ce père qui, sur un territoire où les spécificités géographiques rendent le problème du logement très compliqué, voit dans cette opportunité d'assurer à son fils, sa bru et ses petits enfants un toit qu'il n'aurait jamais pu s'offrir et qui est bien plus agréable que les taudis insalubres qu'on leur propose. On a beau être ému par la situation d'Angie, trouver injuste qu'elle soit ainsi traitée, je ne peux m'empêcher de penser à quelle serait ma réaction et comment j'agirais dans pareille situation. J'aimerais pouvoir afficher une humanité inébranlable et chevaleresque, je ne suis pas certain que si j'avais l'opportunité unique d'abriter mes enfants, cette "humanité" viendrait m'en dissuader.


C'est là toute l'ambiguïté du film, son équilibre fragile. Sa cruauté première cache une complexité bien plus grande. Une injustice flagrante apriori mais qui n'exprime pas autre chose qu'un fatalisme qu'il est difficile de juger comme totalement immoral. Pour Angie ce sera désormais dans une sororité autre qu'elle devra trouver les ressources pour rebondir et le "tout ira bien" du film renvoie à deux points, son abandon assez rapide de la lutte au nom du bien de ceux qu'elle aime comme sa propre famille - un côté sacrificiel - et l'idée d'être rassurée, qui vient lui, des amies lesbiennes avec qui saluer enfin la mémoire de la chère disparue.


Emouvant, poignant, magistralement interprété, profondément humain jusque dans sa dureté. Un très joli film.

8
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Créée

le 16 mai 2025

Critique lue 5 fois

Spectateur-Lambda

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