Dans un petit appartement de banlieue à Tokyo, une jeune femme au corps effilé feuillette des magazines pornographiques. À côté d'elle, un paquet de céréales et des bocaux remplis de mégots de cigarettes Marlboro. Ce portrait à la dérive n'est pourtant pas le sien. Mais celui de son voisin, un artiste raté au look de bad boy dont elle est secrètement tombée amoureuse. Incapable de lui parler, elle fouille dans ses poubelles, collecte ses déchets, trie et fétichise chaque trace de son quotidien, édifiant dans l'ombre un autel à la gloire de ce fantasme inaccessible.
Cette histoire d'amour étrange, à la fois cringe et fascinante, m'a de suite évoqué Faye, la vendeuse de sandwichs excentrique de Chungking Express, qui, avec une espièglerie presque enfantine, s’introduisait dans l’appartement d’un jeune policier. Mais là où l'euphorie légère de Faye transperçait l'écran, Tokyo Trash Baby nous plonge dans un climat beaucoup plus ambigu. L’appartement de Miyuki, véritable dépotoir, devient le reflet de son chaos intérieur. À travers ses gestes, on devine presque les germes des dérives relationnelles propres à l’ère numérique : stalking, incelisation, relation toxique.
Tokyo Trash Baby, c'est un peu comme un Wong Kar-Wai auquel on aurait retiré toute la magie, la chaleur et la musique jazz. Il offre à la place une mélancolie brute, sans filtre, parfois même frigorifique.
Filmé au caméscope, le film adopte un style volontairement appauvri. Les couleurs sont désaturées, l’image bruitée, les cadres incertains. L'esthétique qui en résulte est celle d'une désillusion urbaine : intime, éphémère, monotone.
Cependant, le film ne se limite pas à cet abattement. Une douceur étrange s'en dégage. Une braise encore intacte, tapie dans les plans. La musique au mélodica par exemple, construite autour d’une boucle répétitive, évoque un quotidien triste mais, curieusement, rassurant. Dès l’ouverture, alors que Miyuki descend les escaliers de son immeuble, la spirale visuelle accompagne la boucle sonore : une vie morne, repliée sur elle-même, mais dans un enfermement doux, presque cotonneux.
L'isolement est l'un des motifs centraux du film. Il se manifeste d'abord dans ces appartements exigus et saturés, souvent cadrés dans leurs coins, puis dans les cercles qui entourent Miyuki à quelques reprises (le photomaton, le trou dans la veste en jean…). Ces symboles donnent l’impression que son désir ne peut se réaliser que par l’interstice, la brèche, une fenêtre ouverte sur un imaginaire inavoué, délié de toute réalité.
Au niveau du montage, le film débute par une nervosité palpable, une succession d'inserts et de jump cuts, sortes d’impulsions visuelles qui ne retiennent que l’essentiel de l’action. Mais progressivement, ce sont les plans fixes qui prennent le relais. L'un des plus marquants est un plan large, figé, d'une froideur presque hanekienne, où Miyuki reste immobile, le visage caché par sa mèche brune. Ce plan incarne parfaitement le non-dit qui habite tout le film.
Ce qui se brise, à cet instant précis, après qu'elle a couché avec Yoshinori, c’est le pacte tacite de la clandestinité. Ce jeu secret et fragile qui n’aurait jamais dû voir le jour. La fin de cette idylle amoureuse ne découle donc pas d’une désillusion sur la personnalité de Yoshinori, mais d’une honte soudaine et profonde. Son regard sur elle-même a changé.
Cette froideur traverse tout le film. Elle scelle une absence de lien sensori-moteur entre les corps, une impossibilité de réaction, d’élan immédiat :
Le gérant du restaurant qui avoue sa pédophilie sans que cela ne remue quoi que ce soit. Miyuki qui se laisse violée par un salaryman insistant. Cette dernière qui feint de se jeter par la fenêtre. Autant de gestes qui déraillent, dans un monde vidé de toute réponse logique.
Le film, avec sa vibe très 90's marquée par l'éclatement de la bulle spéculative, infuse cette ville grise et tentaculaire d’un malaise diffus. Rues désertes, couloirs d’immeubles quelconques, silhouettes fonctionnelles qui ent sans jamais se lier. Néanmoins, c'était encore un temps où l’on croyait à l'amour. Avant que Tinder n’arrive. Avant que la romance ne finisse, elle aussi, à la poubelle.