En 1941, Josef von Sternberg est en difficulté avec la MGM pour laquelle il venait de tourner un film sans éclat, Au service de la loi. Il rencontre alors un producteur débutant à Hollywood, et avec lui la quasi-certitude de pouvoir librement réaliser un film personnel. Le résultat est donc The Shanghai Gesture, près de dix ans après Shanghai Express, mais dont les conditions de réalisation sont radicalement différentes. L'échec commercial du film sera sans appel pour son réalisateur, qui se verra contraint à une nouvelle traversée du désert de près de dix ans. L'ironie de la chose est que le film est aujourd'hui considéré par beaucoup comme un des meilleurs longs-métrages de Josef von Sternberg. Il retrouve donc avec ce film un Orient nocturne, cosmopolite et dangereux. Le spectateur est placé face à un univers carcéral malsain et destructeur, qui était déjà présent dans la pièce originale écrite par John Colton en 1925.
Josef von Sternberg nous montre avec ce film un Orient volontairement caricatural qui n'a rien à voir avec la reconstitution d'une Chine bien précise. Il dénonce le comportement occidental et revient toujours sur ce rapport dominant/dominé avec des personnages déchus. Sternberg reste flou dans les repères spatio-temporels délivrés au spectateur, dès le début du film, le générique annonce « notre histoire se situe hors du temps ». Les protagonistes évoluent dans une Shanghai brumeuse, étouffée par l'obscurité. Un univers presque irréel dans lequel d'étranges personnages font leur apparition. On peut citer par exemple ce curieux Hindou, perdu au milieu de la foule sur une place encombrée, qui gère la circulation. Ses gestes surprennent, l'homme évoluant dans une sorte de ballet insolite.
Les décors sont ici primordiaux comme dans la plupart des films de Josef von Sternberg. Un sentiment d'enfermement se développe avec la gigantesque maison de jeux qui se dresse sur plusieurs étages avec ses balcons concentriques. Les silhouettes s'agitent dans tous les sens, des paniers remplis d'argent et de bijoux sont hissés vers l'intendance. Des fragments de scène, découpés et montés les uns à la suite des autres, se succèdent dans des pièces non situées. La descente jusqu'à la table de jeux tout en bas symbolise la descente aux enfers des accrocs au jeu. Personne n'échappe réellement à ce décor tentaculaire et fascinant, qui est à l'image de la coiffure de Mère Gin Sling. L'histoire ici ne compte moins que la manière dont le réalisateur arrête le récit afin de laisser apparaitre le mal représenté dans chacun des personnages. The Shanghai Gesture est une lutte entre la laideur et la beauté, entre l'innocence et l'âme malade et corrompue. C'est un cinéma de toujours : classique et moderne, impérial et subversif, orgueilleux et miné par l'angoisse.