Il est des films qui ne cherchent pas à séduire, mais à habiter. The Hunter de Rafi Pitts fait partie de ceux-là. Œuvre silencieuse, presque ascétique, elle déroule le fil d’une errance humaine dans un Iran déchiré, avec la lenteur d’un souffle retenu. C’est un film que j’ai reçu non comme une intrigue à suivre, mais comme un paysage à traverser – rugueux, opaque, traversé de blessures anciennes. En lui accordant une note de 8/10, je reconnais moins une perfection formelle qu’une force discrète, une fidélité rare à une vision du monde où la parole ne suffit plus.
Ali est gardien de nuit, père endeuillé, mari sans réponses. Il est aussi chasseur – mais de quoi exactement ? Dès les premières minutes, son visage fermé, son corps qui se déplace sans heurt, évoquent une présence déjà ailleurs, presque posthume. Rafi Pitts, qui incarne lui-même ce personnage, choisit de le jouer sans effets, dans une retenue extrême, parfois glaçante. Ce choix pourrait sembler aride, mais il m’a semblé au contraire profondément cohérent : Ali n’est pas là pour raconter, il est là pour endurer, et cette posture rend plus bouleversante encore sa lente bascule vers une forme de violence désespérée.
La chasse, au cœur du titre, est moins un loisir qu’un langage. Chaque coup de feu résonne comme une phrase qu’on n’a pas pu dire, chaque déplacement dans la forêt devient une tentative de réécrire le lien entre l’homme et un monde devenu illisible. J’ai été frappé par cette manière qu’a Pitts de faire du geste du chasseur un acte presque spirituel – non pas pour tuer, mais pour exister dans un monde où tout a été réduit au bruit et à la menace. Le fusil, dans ce contexte, devient un outil de communication muette, une manière de graver son existence dans un réel qui cherche à l’effacer.
Ce qui m’a le plus marqué dans The Hunter, c’est la façon dont le film épouse la disparition – non seulement celle des êtres aimés, mais celle d’un homme à lui-même, à sa ville, à son pays. Téhéran est montrée comme une ville embouteillée, chaotique, étouffante. Puis la forêt, en contraste, s’ouvre, mais pour mieux absorber l’homme. Pitts filme les arbres, les sentiers, les brumes comme des seuils – ni tout à fait menaçants, ni tout à fait consolants. La nature n’est pas un refuge, elle est un miroir. Et ce miroir ne renvoie plus de visage, seulement une silhouette en fuite.
Il serait facile de ne voir dans The Hunter qu’un drame existentiel, une sorte de poème visuel sur la solitude. Mais sous cette surface plane, le film recèle une charge politique d’une rare subtilité. L’État est omniprésent dans son absence : les policiers, les routes barrées, les menaces voilées dessinent un paysage social tendu, prêt à craquer. Ali, en se retournant contre ce système, ne devient pas un héros, mais un symptôme. Ce geste, aussi brutal que fugace, ne vise pas tant à venger qu’à signifier : quelque chose ne va pas, et l’homme qui se tait n’est pas celui qui consent. Pitts ne juge pas, il observe – et laisse au spectateur le soin de ressentir cette lente noyade dans l’indifférence et la confusion.
En sortant de The Hunter, on n’emporte ni répliques ciselées, ni rebondissements marquants. On emporte un état. Une sensation diffuse d’inquiétude, une mélancolie sourde, un désir de silence. C’est un film qui exige du spectateur qu’il ralentisse, qu’il écoute autrement. Il ne s’agit pas ici d’adhérer à un récit, mais de se laisser traverser par une atmosphère – comme on écouterait une musique venue de loin, avec un léger tremblement dans l’âme.