A l'heure où j'écris je n'ai lu que la très belle critique de Murielle Joudet, au sortir de la salle. Comme souvent je me sens proche de son analyse, et particulièrement de l'idée que le surcroît de symboles dans le décorum de la corrida viendrait tenter de recouvrir le réel de la boucherie.
Tirant ce fil j'aurais tendance à distinguer (trop schématiquement sans doute) le corps du torero jusqu'en haut du cou, tout entier inféodé au très lourd ordre symbolique, qui se dresse et se cambre littéralement comme un sexe en érection, engoncé dans une armure de tissu et une maîtrise presque totale, comme peut l'être le corps d'une danseuse classique, tendu jusqu'à l'extrême, jusqu'au ridicule même (j’ai plusieurs fois eu envie de rire, entre deux nausées)...
...Du visage, qui lui laisserait sourdre le réel - visage proprement saisissant qu'il faudrait er des heures à analyser. Tantôt presque poupin (dans la toute première scène, il pourrait avoir 14 ans), tantôt quasi mythologique, éructant des imprécations terribles, paranoïaques, à l'égard du taureau - qui n'a en effet rien demandé et n'a certainement aucune volonté de s'en prendre à lui, personnellement (tout occupé qu'il est à essayer de SURVIVRE).
BOUCHE
Je déroulerais la pelote un peu davantage : l'entreprise de recouvrement du réel ne fonctionne qu'imparfaitement à cause de la bouche tendue, terrible, qu'arbore Andrés quand il est près d'achever le taureau. Bouche de cauchemar. J'ai beaucoup pensé à la bouche de Catherette dans Cosmos, le petit bout de corps qui fait signe et révèle le réel en dessous, justement. En contrepoint la bouche du taureau haletant, ouverte et qui laisse paraître une langue énorme - qui finit par pendre dans le sable une fois l'animal sauvagement achevé d'un coup de poignard. Bouches difformes donc, qui révèlent la boucherie.
YEUX
L'autre bout de visage qui frappe ce sont ces yeux fous, qui transfigurent littéralement Andrés. Prêts à sortir de leurs orbites au moment où il enfonce l'épée dans l'échine de l'animal. En miroir de nouveau, les yeux du taureau vivant ses dernières secondes, comme fous aussi mais d'incompréhension face à la violence qui s'abat sur lui.
J'apprécie d'ailleurs particulièrement comment Serra dose la violence, ne nous masquant rien de la crudité mais refusant d'en jouir. Le seul élément de violence qui insiste, est montré répétitivement, c'est la façon dont le corps du taureau est évacué de l'arène. De jeunes hommes sortis de l'ombre attachent à ses cornes une puissante corde : il est tiré par un couple de chevaux, échappe au regard en quelques secondes. Ce n'est pas qu'une boucherie, c'est aussi une usine : on pourrait imaginer, dans un futur proche, la dépouille évacuée sur un tapis roulant.
COUILLES
Il est enfin beaucoup questions de couilles dans le film. Peu de celles du taureau, qui pourtant le caractérisent. Bien davantage de celles d’Andrés. Le film fait habilement apparaître, au milieu des moments de survirilité érectile, une courte scène où l’on voit Andrés seul dans sa chambre. Instant suspendu qui ne peut, par contraste, nous apparaître que « féminin » : Andrés y est en collant presque transparent, torse nu, un chapelet autour du cou qui fait comme un collier de perles, les cheveux tirés en arrière qui lui affinent le visage... Pour une fois, on le voit prendre soin de ce corps si malmené, dans le décor luxueux et cosy d’un hôtel. Solitude du féminin. Impression renforcée par l’enfilage du costume ultra serré (il ne peut d’ailleurs l’enfiler seul), qui évoque un corset.
Tous les moments collectifs seront à l’inverse caractérisés par leur masculinité forcée : la bande d’hommes est réunie, se congratule, prévoit la beuverie du soir comme récompense aux tueries qui précèdent. Ces scènes tiennent place en particulier dans l’habitacle de la voiture. Le torero y est face caméra, entouré de ses camarades qui l’abreuvent littéralement de compliments auxquels il ne prend même pas le temps de répondre : on loue son audace, sa maîtrise, sa chance… Lui semble ailleurs, comme perdu dans ses pensées. Il est très frappant de voir comment son seul sourire vrai (entendre pas composé pour les fans qui se pressent devant la voiture) survient lorsqu'on lui dit qu'il a d'énormes couilles.
Décidément, comme chez Gombrowitz, la vérité est dans la bouche. Où apparaît tout cru le fantasme d'une érection qui jamais ne finirait.
Qui tendrait son corps entier, pour toujours.