L'hymne à la joie

On dit d’Ingmar Bergman qu’il est le prophète du désespoir, le peintre de l’affliction, de la culpabilité et de la mort. On le caricature à tort et à travers comme le père fouettard de l’austérité scandinave. On l’associe éternellement à l’expression de la douleur existentielle et de l’angoisse métaphysique, à la mise à nu des ions les plus torturées, au défrichement de cet enfer qu’est l’âme humaine. Les possibilités d’approche d’une œuvre aussi gigantesque que la sienne sont pourtant infinies. De l’écriture dramatique au jeu d’acteur, du classicisme à l’avant-garde formelle, de la philosophie à la psychanalyse, de la sociologie à la sémiologie, des contraintes du studio au contrôle artistique absolu, de la modernité affichée à la maturité audacieuse, de la prise de position à la crise de conscience, de l’élan communautaire à l’isolement autarcique, son cinéma a accompagné plus de cinquante ans d’évolution artistique et de mouvements de pensée. Ceux qui n’ettent guère le mélange des genres et n’aiment rien tant qu’étiqueter les auteurs oublient généralement une chose : Bergman s’est aussi, brillamment, essayé à la comédie. Et Sourires d’une Nuit d’été est la plus belle qu’il ait réalisée. La lumineuse clarté des images, chatoyantes et laiteuses (on les croirait éclairées à la lune), l’entrelacs délicat des épisodes, le ton des dialogues oscillant de la tendresse à l’humour, de l’abandon au flegme, de la réalité au rêve, du bon sens à la folie : tout y participe d’une certaine idée du bonheur. Entre les couplets d’une ronde gentiment burlesque et un rien libertine, le film fait entendre mezzo forte un chant païen à la gloire de l’amour heureux. Il utilise les ressorts du vaudeville et les bonnets de nuit de la farce mais sa santé s’étiolerait dans les lits lugubres du Palais-Royal et son propos, pour érotique qu’il soit (le Diable mal lavé dans Monika est ici fort coquet), a quelque chose de poignant qui ne saurait rimer avec les épices de la rue Montpensier. Un plan de plus et c’est trop ; un plan de moins et tout s’évanouit. Ces Sourires ont la grâce ineffable des funambules, la fragile fraîcheur des roses qu’il faut cueillir.


Ils sont quatre hommes et quatre femmes. Trois couples au départ mal formés. Anne est trop jeune pour son mari, l’avocat Fredrik Egerman. Désirée s’ennuie avec le comte Carl Magnus Malcom. Petra distrait Henrik uniquement parce qu’elle est une bonne fille. La comtesse Charlotte enrage d’être hors-jeu. Quant à Frid, il attend tranquillement son heure. La nuit de la Saint-Jean mettra bon ordre dans tout cela, en faisant éclater toute la sensualité des corps dans une fête éphémère. Entre le point de départ et la ligne d’arrivée, un quadrille subtil et réglé comme un ballet d’automates du XVIIIème siècle, un grand parc des délices, des soupirs et des pleurs. D’ordinaire, la comédie de mœurs vise les classes sociales corsetées de tabous et de manières vertueuses. Elle souligne avec irrévérence leurs travers, leurs ridicules, leur hypocrisie. Si le film bafoue allègrement la morale courante, peut-être faut-il y voir un témoignage de cette liberté d’allures qui menait l’assaut anticonformiste contre le vieux moralisme protestant. Pendant des mois, Henrik balance entre Petra et Anne, Anne entre Henrik et Fredrik, Fredrik entre Anne et Désirée, Désirée entre Fredrik et Malcolm, Malcolm entre Désirée et Charlotte, Charlotte entre Malcolm et Fredrik. De même que dans Le Songe d’une Nuit d’été, illustre modèle, Hermia aime Demetrius, Lysandre aime Héléna mais Hermia gagne son cœur, et Héléna veut conquérir celui de Demetrius. Titiana fuit le lit d’Obéron et tombe amoureuse de Bottom, affublé d’une tête d’âne. Par leurs enchantements, fées et esprits aériens punissent les méchants ou guérissent les aveugles. Tous les sortilèges de minuit rompent les vœux de fidélité et provoquent la transfiguration simultanée et croisée des protagonistes. La farce domine le pathétique, les larmes sont devenues gaies, et finalement quand Thésée ordonne "Au lit, les amants !", chacun s’empresse d’obtempérer, comme les couples de Bergman obéissent à leur instinct autant qu’à la Providence qui les réunit.


Les ouvrages les plus ludiques et les plus impertinents de l’auteur (et Sourires d’une Nuit d’été en fait partie) sont ceux où il révèle le mieux cet "artisanat" auquel il tient tant qu’on le rattache. Pas de mise en avant de pensées ontologiques ou de mystères déchirants qui dilueraient la perception de l’art de la mise en scène : rien que la satisfaction de tout peser et de tout organiser. Entre l’image et le texte du dialogue, des jeux de complémentarité témoignent de la synthèse qu’opèrent déjà dans l’esprit de Bergman l’homme de théâtre et le cinéaste. Le verbe n’a pas ici seulement vertu révélatrice d’une sphère sociale donnée (la bourgeoisie suédoise en 1900, cette ère rococo où l’automobile remplace peu à peu le fiacre) mais sert aussi de camouflage à des sensibilités qui répugnent à l’aveu direct (la première rencontre avec Désirée dans la loge, l’épisode cocasse avec Carl Magnus, le jeu de la roulette russe…). La guerre des sexes est un conflit en dentelles et plastrons Belle Époque, crépitante de rires et de bons mots, et même quand les jeux d’alcôve tournent au drame, le réalisateur n’oublie jamais ce principe auquel il s’astreint et qui consiste à s’am de tout, à ne s’apitoyer sur rien. Le film tire invariablement les personnages tentés par les forces de la mort du côté de la vie. Ainsi le déconfit qui allait se suicider a le visage ridiculement noirci par la suie d’un revolver chargé à blanc. Ainsi le jeune prêtre qui se pend actionne inopinément un mécanisme lui permettant de se retrouver dans le lit de celle qu’il aime et dont il est aimé, tandis qu’un petit ange souffle dans une trompette. Sous l’aiguillon du désir, les chassés-croisés brisent l’ordre établi. Maîtres et bourgeois guindés dans leurs conventions s’abandonnent à la nature et perdent la face. Fredrik croyait berner le gentilhomme et le voici cocufié par son propre fils. L’humiliation permanente de ce Don Juan quadragénaire, à qui Gunnar Björnstrand (fidèle bergmanien entre tous) prête une savoureuse dérision, apporte à l’auteur la matière d’une remarquable dramaturgie qu’il développe dans une ambiance champêtre et bienheureuse.


Par sa technique volontairement indiscrète et son style dégagé de toute fausse distanciation, le cinéaste insuffle un ton original où le romantisme et la lucidité se réconcilient derrière les mêmes masques. Tantôt, respectueux du "dit" qui se suffit à lui-même, il n’hésite pas à cadrer serré en de longs plans immobiles. Tantôt il fait preuve d’imagination dans la mobilité descriptive de plans et de séquences astucieuses : la scène où Egerman surprend Henrik sermonnant Petra, excellente illustration de cinéma complice ; celle du stand de tir, exemple de composition d’image à valeur symboliquement psychologique ; celle du repas avec la vieille comtesse, dont le rythme étrange naît de la coexistence de plusieurs registres de narration. La tonalité reste satirique par les convives et les laquais, mais quand la cire coulante remplit les bobèches et forme de longues stalactites, l’atmosphère devient aussi fantastique que dans La Belle et la Bête. À bien des égards, Sourires d’une Nuit d’été anticipe déjà Fanny et Alexandre, s’oppose le délicat monochrome nocturne et estival des Sourires, qui promène d’une ville aux allures de scène (Désirée déambule sur des quais de fleuve, en chantant, comme on le fait chez Minnelli) à une campagne dionysiaque et festive.


Dans ce bouquet champagnisé où le tragique ne cesse de se retourner pour devenir joie, les fleurs s’appellent Eva Dahlbeck, Ulla Jacobson, Margit Carlquist et Harriet Andersson. Elles rivalisent de charme et d’espièglerie, de spontanéité et de raffinement. Elles illuminent le miroir élégamment dépouillé, sobre et enivrant à la fois, que le film tend avec affection à de superbes personnages féminins. Désirée, actrice et courtisane, remarquable tacticienne, émancipée et amoureuse, grave et coquette, spirituelle et discrète : si elle mène aussi habilement le jeu, c’est parce qu’elle en connaît parfaitement la règle, et si elle voit en ses semblables la marionnette, elle aime d’autant mieux en eux l’être souffrant. Anne, femme-enfant, vierge et tentatrice, pudique et audacieuse : une gazelle encore hésitante, un chat qui joue avec la patte de velours mais qui, l’instant propice, sait sortir ses griffes et trouver son chemin. Charlotte, amazone et dominée, frigide et brûlante, piquante et amère, genre de fauve aristocratique : avec son odeur de musc et de soufre, elle est le piège et on la retrouvera un jour plus franchement luciférienne. Madame Armfeldt, visage parcheminé, percluse d’arthrite et vive d’esprit, qui n’a pas sa pareille pour er sur ses lèvres sèches son petit doigt imbibé de philtre magique. Petra, servante rusée, provocante et candide, qui baisse les yeux et les relève avec la même malice. Pour elle, Bergman a toutes les faiblesses : elle plaît au patron, déniaise le fils, lutine la jeune maîtresse de maison en chahutant sur le lit et se donne au cocher. Son ingénuité rieuse et débraillée est la face sud de cette nuit nordique, elle a un pied florentin et la gorge pour l’Arétin. Chacune est abordée avec complicité, pudeur, respect, avec surtout une affinité profonde qui caresse et dénude tout ce que la femme offre et qui s’arrête sans violence devant ce qu’elle dérobe. De tous les opus de Bergman, Sourires d’une Nuit d’été est sans doute le plus euphorisant, celui qui neutralise le mieux la douleur par son habileté à la jouer et à la faire jouer. L’homme est peut-être tourmenté, mais le créateur est solaire.

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le 4 mai 2025

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Thaddeus

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