Dans le classement des films les plus poétiques, Sonatine tient aisément le haut du pavé, avec Hana-Bi, l’un des sommets de la filmographie de Takeshi Kitano.
Cette notion de poésie est d’emblée identifiable : c’est le rôle accordé, à la nature, la mise en place d’un enclave à l’écart du réel, la prééminence du jeu et de l’insolite sur un fond pourtant violent et mortifère : un art, en somme, du contrepoint.
Mais si l’on interroge en profondeur la capacité de Kitano à créer une œuvre filmique poétique, on prend conscience qu’elle surgit paradoxalement de l’imibilité de son visage.
Sonatine est avant tout le stationnement d’un personnage qui, à la faveur d’un exil loin de la furie des règlements de compte entre yakusas de la ville, va investir une plage avec quelques hommes de main. L’oisiveté forcée, les stratégies un peu risibles pour tuer le temps, l’attente dans ce moment suspendu sont en totale adéquation avec le visage marmoréen du protagoniste, dont l’immobilité rappelle celle des héros de Leone : un masque minéral et impénétrable qui, loin de faire barrage avec le spectateur, va provoquer une irrémédiable fascination.
Alors qu’en ville, les luttes de succession font rage, Kitano s’offre un royaume provisoire de sable, une utopie décrochée où tout ce qui fait événement se transforme en jeu : les embuscades deviennent des pièges dans les dunes, les fusillades des feux de Bengale et les corps à corps des chorégraphies. Il fallait rien moins que le talent de Joe Hisaishi pour magnifier cette parenthèse enchantée.
Film taiseux, Sonatine est une proposition de l’épure, un retour à l’essence du rapport au monde : la sensation de la chaleur, la découverte du temps qui e, l’attente de la pluie, font surgir un nouvel éveil des sens : les corps s’épanouissent par le jeu, se lavent de la violence et fusionnent avec une nature bienveillante. La figure féminine concentre à elle seule toute cette trajectoire : survenue dans la violence toute urbaine, elle devient une nouvelle Eve qui synthétise toute la beauté virginale du monde, sous le regard brillant de son Pygmalion mutique.
Mais la poésie, on l’a vu, reste un art du contrepoint. L’utopie ne fonctionne que parce qu’elle dénie le réel qui l’a engendrée. La beauté du monde ne peut se départir d’une tristesse fondamentale, cette lucidité quant à sa fragilité.
Les nouvelles de la ville arrivent de temps à autre avec une relative confusion, mais n’en fragilisent pas moins l’édifice : l’utopie ne pouvait être qu’éphémère. Avec la même maitrise, Aniki va laver le monde de sa souillure, dans un véritable bain de sang. Si cette vengeance des coups portés à la beauté n’est que justice, c’est surtout l’épilogue auquel elle conduit qui importe : l’aveu bouleversant du gangster retournant l’arme contre lui-même. « Quand tu as la frousse en permanence, confesse-t-il, tu en arrives à préférer la mort ».
Sonatine, où la tendre mélodie d’un chant d’adieu au monde, un isthme ludique sur un continent mortifère : deux définitions atemporelles de la poésie.