Parce qu’il ose la simplicité, parce qu’il ose le mélodrame qui n’est en soi que du drame sublimé par du cinéma, Si Beale Street pouvait parler peint une fresque où l’intimiste enfante les valeurs, les horreurs et les espoirs d’une communauté noire dans une Amérique au pouvoir blanc. Comme Loving sorti en 2016, le film de Barry Jenkins fait le choix d’une focalisation resserrée sur l’unité familiale qu’il complète par quelques photographies en noir et blanc rapportant les violences à l’encontre des personnes de couleur : c’est d’abord d’un couple dont il est question, sur le point de fonder une famille et soucieux d’offrir à son enfant le meilleur avenir possible. Sur le ton de la plaisanterie, on parle de fuir le continent, mais Tish ne sait pas nager. On parle de gagner de l’argent, beaucoup d’argent. On parle de refonder une communauté dans un entrepôt industriel ouvert à la location.
D’ailleurs, Fonny est artiste, et sa sculpture sur bois traduit symboliquement son potentiel créatif et libertaire : il entaille le bois comme le racisme creuse les chairs et meurtrit les âmes. Ce racisme, il le subit alors comme un vitre que l’on pose entre lui et ceux qu’il aime, entre ses ambitions et leur incapacité à aboutir dans un monde où le noir est une couleur qu’on attire à soi pour en sentir les parfums qui la perlent. Contre ça, Jenkins oppose l’art des corps dans un décor tout droit sorti des peintures d’Edward Hooper : les immeubles aux façades peintes voient s’allumer devant eux les couleurs des vêtements qui ne marchent jamais seuls longtemps, qui se suivent et s’enlacent avant de céder la place au noir des corps au creux de l’intime, cette nuit de première fois où les amants comprennent qu’ils ont grandi et que les jeux de mousse dans la baignoire de leur enfance sont loin derrière. Pourtant, le sérieux n’est affaire que de rétention : il intervient lorsque la belle-mère fanatique tient un réquisitoire contre le péché, lorsque Fonny explose de l’autre côté de la vitre, à bout. Ils se tenaient par la main, ils s’embrassaient dans la rue ou près des quais ; c’est un fil de téléphone qui s’y substitue, puis la salle de visite, sur la table de laquelle l’enfant fait disparaître avec ses crayons les barreaux et les chaînes.
Si Beale Street pouvait parler, il chanterait c’est sûr. Cet air de blues qui tourne avec le vinyle et qui rassemble père et mère dans une danse lascive et amoureuse. Cette complainte lumineuse et tragique qui cristallise les tensions d’une Amérique encore souf aujourd’hui. Et face à l’inhumain, face à l’injustice, la plus belle des révoltes est peut-être l’œuvre d’art.