Pieces of A Woman, de Kornél Mundruczó (White Dog) et produit par Martin Scorsese (après qu'il ait vu et fortement apprécié le film) ou encore Sam Levinson (Euphoria), offre à Netflix un film pensé comme un tour de force et qui se ressent en grande partie comme tel. Attention aux spoilers.
Directement, après une entrée en matière de quelques minutes, le déroulé du drame originel se lance à travers le plan-séquence de l’accouchement à domicile de Martha (Vanessa Kirby) soutenue par Sean (Shia LaBeouf) et accompagnée par une sage-femme de remplacement (Molly Parker). La séquence est rythmée par les contractions d’une Vanessa Kirby imprégnée de la douleur prénatale. Son esprit s’éparpille dans le flou, sa tête bascule et c’est tout son corps qu'on voit se languir de l’inconfort qui précède en principe la libération et le bonheur de l’accouchement. Elle n’obtiendra pas cette délivrance et il est alors évident, après une telle montée en puissance de Kirby, que le film ne pouvait plus er à côté de ce personnage et de cette interprétation impériale pour se perdre dans une étude des collatéraux du drame.
La reprise du récit ensuite, dont on n'imagine pas encore précisément la direction, se greffe sur l’image d’un pont en construction, sur lequel Sean travailla d’ailleurs, et dont les deux bouts se rapprochent progressivement avant de se lier, au fil des intervalles de temps qui sont signifiés directement au spectateur. Pourtant cette image se comprend difficilement au début dans la mesure où, d’une part, Sean et Martha n’auront pas concrétisé leur lien avec ce bébé et, d’autre part, eux-mêmes s’éloignent toujours un peu plus l’un de l’autre tant autour du conflit judiciaire qui aura été lancé contre la sage-femme qu’au sein de leur intimité toujours moins partagée et partageable.
Martha a alors repris le cours de sa vie derrière une barrière émotionnelle (mais non dénuée d'empathie pour son entourage) jouée avec autant de froideur que de délicatesse par Kirby et même un peu de mystère. On pourra se demander les raisons qui éveilleront le goût de Martha pour les pommes et son intérêt dans la germination de leurs pépins ou encore ce qu'il est advenu de ces photos prises dans l'euphorie de l'accouchement de Martha tenant son bébé qui partira quelques secondes après. Ce nouveau cheminement du film, moins direct que le plan-séquence initial, possède tout de même ces petites séquences diffuses où la caméra ne coupe pas les plans, lâche un personnage dans un encadrement de porte pour mieux en récupérer un autre au loin dans une autre pièce, s’arrête sur un demi-visage en discussion voire même vire sur quelqu’un qui n’est qu’à l’écoute des discussions des autres. Ces balanciers opérés deviennent alors presque nos propres regards en mouvement comme si nous étions nous-mêmes jetés au milieu de la pièce agitée.
Un personnage particulièrement important dans la construction de celui de Kirby est sa mère, souffrant ci-et-là de décrochages d’avec la réalité bien inquiétants (démence ?). Jouée par Ellen Burstyn (Requiem For A Dream), il ne fallait pas moins qu’elle pour interpréter ce personnage qui confiera avoir été en mauvaise posture alors qu’elle n’était qu’un bébé accouché au coeur d’une guerre mondiale impitoyable. Elle voudra alors redonner ce mordant à sa fille qu’elle considère comme lui faisant défaut dans le cadre du procès se jouant avec la sage-femme. Tout cela dans un dialogue entre quatre yeux dévoré par la force évocatrice des expressions du visage d’Ellen Burstyn.
Pourtant sa fille finira par lui montrer une autre voix de guérison plus empathique, classique dans les films dramatiques mais toujours bouleversante, à travers un petit monologue en public, inspiré par une des photos "dissimulées", et qui sera en contrechamp reçu à chaudes larmes par sa mère. Se révèle alors ici les dessous du motif de ce pont en construction dont les bords devaient finir par se relier. Deux liens relationnels nouveaux sont maintenant noués, le premier entre la mère qui se perdra un jour (début de démence d’Ellen Burstyn) et sa fille décidée à lui tenir la main dans ce drame encore balbutié et, le deuxième lien, entre la mère de quelques instants qu’aura été Martha et sa fille perdue dans le drame qui initie le film.
Ce pont qui a lancé un motif de raccordement horizontal tout le long du film, et sur lequel se rendra Martha dans un dernier hommage, se voit faire écho avec une autre poussée, cette fois-ci vers le ciel, à travers un pommier qu’on pourrait imaginer comme étant le fruit des petites germinations qu'elle avait expérimentées. En plus de pouvoir figurer l'enfantement du deuil de Martha, se découvre dans les branches de cet arbre fruitier une petite pomme nouvelle, "nommément" rattachée à la lumière, et "cueillie" par Martha juste avant un générique de fin sans fond noir.
Le réalisateur hongrois clôt ainsi un film d'une sensibilité intime réellement chaleureuse, dans ces décors pourtant gelés du Canada et de la Norvège, et rappelle que les ponts entre les individus peuvent tout à fait se construire, pour ceux qui restent bien sûr, au-delà de la mort à condition de travailler à la germination si fragile et personnelle, mais souvent inachevée, de nos deuils.