Fruit Chan (oui, le réal s'appelle Fruit) nous livre un vrai film fauché freestyle bouts de ficelle, ce qui lui donne à la fois son charme et sa limite. Au menu du bordel ambiant on trouve :
- un script écrit dans l'urgence,
- la boîte de prod qui fait faux bond au dernier moment,
- l'équipe technique et le matériel à remplacer au pied levé,
- des acteurs amateurs recrutés à l'instinct juste avant le tournage.
Dans un art où les scénarios ent parfois entre 18 mains, où les castings peuvent durer des mois, j'aime assez l'idée du mec qui démarre son tournage avec sa bite et son couteau, comme on dit à l'Académie Française.
Le point de départ est simple : deux gangsters en herbe abonnés aux basses besognes, deux filles sur leur chemin, et le quotidien déjà bancal un peu plus chamboulé. Figure principale, Moon est un petit recouvreur de dettes mais une grande gueule, 50 kilos tout mouillés, qui va se retrouver tiraillé entre son impulsivité, ses aspirations précoces pour la criminalité comme moyen de s'en sortir, et d'un autre côté son bon fond, son désir grandissant et désordonné de "faire le bien".
Un des intérêts du film c'est son regard social sur le Hong Kong des classes populaires. Une facette peu abordée par son cinéma, en tout cas de façon aussi frontale et sans fard, du fait d'un circuit indé anémique et de studios très axés sur les genres rentables action/polar/comédie. Ici la corbeille de Fruit est bien chargée - maladie, abandon parental, harcèlement moral - mais répartie entre les personnages, on évite le côté "Il est mort orphelin de la peste bubonique après avoir été prostitué par des trafiquants d'organes nazis". Surtout, les moments durs du scénario sont imprégnés d'un certain fatalisme, de la nécessité de se ressaisir vite, ce qui court-circuite assez bien l'excès de pathos qui peut pointer le bout de son nez ici ou là.
Et puis l'intrigue respire aussi grâce à ses dialogues cinglants, la gouaille générale teintée d'humour, et la voix-off roublarde qui ne s'apitoie jamais bien longtemps sur son sort. Tout ça dans ce phrasé cantonais si particulier, à la fois sec et lancinant, avec la voyelle très appuyée en fin de phrase.
Un autre aspect social évoqué est celui du climat anti-chinois à Hong Kong, surtout dans ce contexte de rétrocession imminente en 1997. Dommage que le sujet ne soit pas plus inclus dans les dialogues en fait, d'autant que le film est le premier volet d'un triptyque consacré à ce moment charnière (suivront The Longest Summer puis Little Cheung), et que le réalisateur pouvait sûrement détailler ces rapports troubles étant lui même immigré de Chine continentale.
En tout cas, Fruit secoue la bobine pour ne pas que la pulpe reste en bas. Il expérimente sans se brider, et du coup alterne les beaux plans et les belles scènes avec d'autres trucs plus foireux (quelques effets clipesques franchement cheap, une obsession chelou pour un pauvre slibard qui subit d'incessants rêves moites). On va dire que c'est le revers de la médaille quand on improvise et qu'on est généreux à la fois, il y a du déchet. Un côté foutraque auquel vous serez plus ou moins tolérant selon votre exigence ou votre humeur du moment.
Moi j'ai aimé. Je trouve le film personnel et en même temps, par petites touches, évocateur d'autres œuvres. J'y ai vu un peu de pègre de ruelles crasses à la Mean streets, un peu du Wong Kar Wai des débuts pour la voix-off qui s'interroge sans cesse et la romance impossible d'un couple qui n'arrive qu'à se croiser fugacement, voire même un peu de Nouvelle Vague pour le bavardage désinvolte. Au final, Chan raconte bel et bien "son" Hong Kong, en marge de celui des studios, dans une virée cahoteuse mais qui mérite son petit détour.