Black is black

L'Âge d'Or des films Noirs américains se situe incontestablement entre 1941 et 1956. Pourtant, 10 ans avant les débuts de ce grand cycle artistique qui a indéniablement marqué l'Histoire du 7e Art, un long-métrage réalisé par le surdoué Rouben Mamoulian inaugure ce cycle avec pas moins de 10 ans d'avance. Parmi les trois scénaristes de l'œuvre, on y déniche l'ex détective privé Dashiell Hammett, devenu un célèbre auteur de divers romans policiers lorgnant indéniablement vers le Noir. Un an avant de s'atteler au script des Carrefours De La Ville, l'homme a rédigé Le Faucon Maltais, qui se verra d'abord adapté pour le cinéma par Roy Del Ruth en 1931, puis par William Detierle en 1936 avant d'être littéralement transcendé par John Huston en 1941 avec Humphrey Bogart dans le rôle de Sam Spade. Mais lorsque Hammett se penche sur le script des Carrefours De La Ville, le film Noir n'existe pas encore. Appelé par Hollywood, l'écrivain développe une sombre relation amoureuse au sein du banditisme sur une douzaine de pages qui se verront développées par deux scénaristes professionnels.

Aux États-Unis, durant la Prohibition, le gangster Maskal n'hésite pas à assassiner ses concurrents pour s'approprier de nouvelles brasseries. Il est épaulé dans cette tâche par Pop Cooley, son fidèle et redoutable homme de main. Par ailleurs, Nan, la fille adoptive de Cooley, est amoureuse du Kid, qui travaille dans un stand de tir forain. Elle aimerait que le jeune homme rejoigne le gang de Maskal, mais il s'y refuse. Jusqu'au jour où Nan se voit arrêtée par la police et emprisonnée…

Quand le script finalisé est proposé à Rouben Mamoulian, célèbre metteur en scène de théâtre et d'opéra, l'homme développe ici une technique ultra inventive, en piochant néanmoins dans le cinéma expressionniste germanique des années 1920. Mais au-delà de certains emprunts, Mamoulian apporte une véritable vision personnelle au scénario original en humanisant concrètement les personnages et en offrant une considérable valeur aux personnages féminins, avant l'application du code Hays en 1934 qui va forcément atténuer l'importance de ces valeurs au sein du cinéma nord-américain durant 18 ans.

Mais c'est également le mouvement que Mamoulian accentue ici, à coups de travelling avant et de travelling arrière littéralement inventifs pour l'époque. Le cinéaste innove considérablement jusqu'à créer une formidable course infernale entre une voiture et un train, action encore totalement inédite sur les écrans U.S. en 1931. Ou encore en créant un montage extrêmement serré pour valoriser certaines scènes, un procédé qui deviendra presque une obligation technique quelques années plus tard. Et en offrant un premier grand rôle à Sylvia Sidney (qui interprétera, 65 années plus tard, la géniale grand-mère mélomane dans Mars Attacks!) aux côtés d'un Gary Cooper à peine trentenaire, Les Carrefours De La Ville témoigne de son importance cinématographique. Et tout cela sans parler de la création de plusieurs voix off pour rythmer les diverses pensées du personnage incarné par Sylvia Sidney lors de son séjour en prison, un procédé qui deviendra, là encore, presque une véritable obligation stylistique au sein de la plupart des films Noir entre 1941 et 1956.

Bref, si vous avez l'occasion de visionner Les Carrefours De La Ville, ne ratez aucunement cet intéressant rendez-vous avec une œuvre avant-gardiste qui propose avec génie les prémices d'un genre.