Ivre de larmes et de peinture

La peinture a toujours inspiré les grands cinéastes, qui lorsqu’ils l’abordent, le font généralement avec l’humilité du disciple face aux maitres ancestraux : c’est Pialat et Van Gogh, ou Tarkovski et Roublev.
La vie de Modigliani recèle tout ce qui caractérise l’artiste maudit, suffisamment pour occulter son véritable travail et son œuvre : Modi le maudit, sans le sous, alcoolique et marginal, est en soi un personnage de fiction. Becker ne tombe pas totalement dans le piège du biopic romanesque, et laisse affleurer des considérations picturales assez touchantes.
Le film s’organise à partir de la peinture elle-même de Modigliani, à savoir des portraits, le plus souvent en buste. Becker, reprenant ce parti-pris, s’attache à caractériser l’entourage proche de l’artiste : c’est d’abord l’amante cynique Béatrice, aussi ionnée qu’adjuvant à sa destruction, et jalonnant son parcours en l’invitant à retrouver les abîmes. C’est aussi Leopold, l’ami infaillible, la goutte de sobriété dans cet océan d’ivresse. C’est enfin Jeanne, le grand amour et « l’eau pure », qui tentera vainement de le maintenir à la surface.
Modigliani, au cœur de cette spirale autodestructrice, promène son regard désenchanté et laisse de temps à autre échapper une parole lucide, enjoignant ceux qui le soutiennent de le quitter pour ne pas sombrer avec lui.
Car le deuxième cercle, celui du monde, est d’une violence plus forte encore. L’intervention de la police pour retirer un nu de la vitrine, qui choque le quartier, symbolise cette autre thématique : celle du regard du public sur l’œuvre du peintre. Dès la scène d’ouverture, la déception du quidam dont Modi a fait le portrait donne le ton : le monde se divise en deux catégories : ceux qui méprisent, et ceux qui spéculent. L’échange avec le richissime américain, belle séquence d’achat ignare, montre l’intrusion du capitalisme dans le monde de l’art, et la totale incompatibilité de l’artiste sincère avec lui. La figure méphistophélique de Lino Ventura, prédateur charognard attendant patiemment son heure, achève la démonstration. Dans un Paris de plus en plus nocturne et nappé d’un brouillard désespéré, antithèse du Nice de l’éphémère rédemption, le succès posthume se prépare. La scène finale, déchirante, voit Jeanne radieuse devant le marchand de tableau qui fait défiler les œuvres, dans un double mouvement qui dit tout de la vie d’un artiste maudit : celui de la dépossession d’un cadavre encore chaud, et celui de la naissance à la postérité.
(7.5)
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le 15 mars 2014

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Sergent_Pepper

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