Sous les atours d’un thriller domestique, Moll orchestre une plongée dans l’inconscient d'un couple. Rien ici n’est frontal, spectaculaire ou même explicite. Tout se joue dans les failles, dans les glissements où l’ordre se dérègle. Dans ce film, c’est tout un monde qui est donné à voir : celui de la classe moyenne rationnelle, propre et sécurisée.
Dès les premières minutes, Lemming impose un cadre : celui d’un couple de trentenaires, vivant dans une banlieue résidentielle haut-de-gamme, moderne et silencieuse. C’est dans cette perfection en plastique que surgit l’élément de rupture : un lemming, animal nordique hors contexte, trouvé dans l’évier de la cuisine. Ce rongeur devient la faille par laquelle le refoulé fait irruption.
La figure incarnée par Charlotte Rampling, femme d'un couple invité, surgit dans la vie du couple comme une onde de choc. Son suicide, loin d’éteindre sa présence, l’amplifie : elle revient par imprégnation dans le corps de la jeune épouse (Charlotte Gainsbourg).
Ce glissement identitaire dédouble les figures, efface les contours. Le personnage féminin devient à la fois sujet et objet, présence et possession, regardé et regardant. Le film détourne les figures classiques de la possession, non pour faire peur, mais pour faire émerger un malaise : celui de la projection du désir et de la haine sur l’autre aimé, de la perte de maîtrise dans l’intimité.
Le personnage masculin (Laurent Lucas) incarne cette illusion de maîtrise : ingénieur, rationnel, technophile. Mais face à cette infiltration, il se désagrège, incapable d’accepter que le monde ne tienne pas en équations. C’est le pacte conjugal qui se délite, non par infidélité, mais par déréalisation : que devient l’amour quand on ne sait plus qui est l’autre, ni ce que l’on projette sur lui ?
Moll construit son film comme une pente douce mais inéluctable. Rien n’est jamais brusque : les ruptures de ton, les fêlures de la logique narrative, s’insinuent insensiblement. Thriller, drame conjugal, fantastique psychologique, Lemming brouille les genres non pour le plaisir de la forme, mais pour épo l’incertitude mentale de son protagoniste.
À mesure que le film avance, le spectateur perd ses repères, comme le héros perd le sens du réel. Le rêve devient possible, la possession plausible, l’imaginaire agissant. Le film excelle dans cette zone liminaire où les règles ne s’appliquent plus, où tout peut advenir — et rien ne se stabilise.