Un géant de l’animation signe sa dernière œuvre, et c’est le monde qui s’écroule pour une immense communauté de fans. Du haut de ses 83 printemps, Hayao Miyazaki a porté un point final à son œuvre et a (encore) annoncé sa retraite. Entre sa première réalisation sortie en 1979, Le château de Cagliostro, et le dernier film du mythique studio Ghibli, Le vent se lève, ce sont plus de trente ans de travail acharné qui nous contemplent. Ultime héritage de Miyazaki, ce long-métrage fait couler beaucoup d’encre sur la toile, à plus forte raison quand on se rend compte que pour la première fois de sa carrière, l’esprit du génie a accouché d’une création qui divise ses irateurs. Les commentaires vont bon train, et le moins que l’on puisse dire, c’est que certaines critiques sont acerbes, pour ne pas dire complètement péremptoires. D’autres se contentent d’affirmer le contraire sans pour autant expliquer leur point de vue. Dès lors, comment aborder ce film comme il se doit ?
Le vent se lève dépeint la vie romancée de Jiro Horikoshi, ingénieur en aéronautique né en 1903, connu pour sa contribution déterminante à l’aviation japonaise, avec notamment la conception du « Chasseur Zéro » au sein de l’entreprise Mitsubishi. Ce personnage central nous est présenté avant tout comme un doux rêveur, auquel semble échapper la noirceur de la guerre ; un idéaliste qui rencontre l’amour de sa vie, dont l’union est malheureusement promise à un destin funeste. Difficile, avec un tel scénario, de s’imaginer une fanfare de scénettes fantastiques, de paysages colorés, et de personnages au diapason. Et c’est précisément là où Miyazaki prend les spectateurs à contrepied : exit les galeries felliniennes de créatures fantasmagoriques, les parades monstrueuses de Chihiro, les tableaux épiques de Mononoké. Tout ceci fait place à une science de la mise en scène et une maîtrise experte du montage, ainsi qu’à un sens du dépouillement très japonais. C’est d’ailleurs le principal grief tenu à l’égard du film : on le trouve austère, froid, réaliste, documentaire, dramatique. En d’autres termes, des épithètes contraires à l’univers auquel Miyazaki nous avait habitués.
Seulement, il semble injuste de juger Le vent se lève à la lumière seule de ces considérations. Car pour peu que l’on s’intéresse un minimum à l’auteur et à son œuvre, on aura tôt fait de regarder le film d’un autre œil. Certes, son caractère humaniste fait d’abord penser à Takahata et son fameux long-métrage de 1988, Le tombeau des lucioles ; mais la signature de Miyazaki est bien là, elle est même plus que jamais présente. Détracteurs, il faudra l’ettre un jour : ce film est en premier lieu personnel. La vie du héros possède des parallèles étonnants avec celle de Miyazaki. Par ailleurs, certaines lignes de dialogue semblent sortir directement de la bouche du maître pour s’adresser aux spectateurs. Le « pic de créativité » de dix ans tout comme l’instant auquel on juge bon « de se retirer » trouvent un écho surprenant, jusqu’à la citation-phare du film, ritournelle chargée de sens : « Le vent se lève, il faut tenter de vivre », tiré du Cimetière marin de Paul Valéry. Comment ne pas penser au départ d’un père fondateur du studio Ghibli, et la problématique de l’héritage qui l’accompagne ?
Stylistiquement parlant, en marge de ses qualités historiques et biographiques, Le vent se lève n’est pas un simple documentaire mettant en lumière les difficultés du Japon à s’aligner sur l’excellence allemande en matière d’avions. Malgré son histoire d’amour précaire, ce n’est pas qu’un drame non plus. Ce que parvient à faire Miyazaki est ingénieux : il évite de sombrer dans l’œuvre sentimentaliste ou le manifeste humaniste en rythmant la narration par des séquences oniriques de toute beauté. La naïveté de Jiro, doublée de son iration sans bornes pour Caproni, lui servent de tremplin à son expression idiosyncratique. Cet effet de levier jalonne le récit d’évènements marquants : on pourrait presque parler de tempo, contrastant avec la simplicité apparente de scènes purement biographiques. Bien entendu, ces séquences diffèrent de celles qu’on trouve dans Porco Rosso (1992), bien qu’ils empruntent tous deux au merveilleux, ou à la low fantasy. Le va-et-vient entre deux mondes est ponctuellement entretenu par d’autres effets de style, comme le tremblement de terre et l’incendie de Tokyo : Miyazaki prête une forme stylisée aux catastrophes, voire même une présence sonore typique. Mais contrairement à ces prédécesseurs, le film exerce son charme tout en retenue. C’est peut-être pour ça qu’il fait couler quelques larmes…
Dès sa sortie, les critiques et commentaires à propos de ce film ont animé des débats de fond dans les pays asiatiques : l’œuvre est plutôt jugée antinationaliste au Japon, belliqueuse en Corée du Sud et en Chine, tandis que certaines associations s’offusquent volontiers de la quantité de cigarettes fumées par le héros. Du côté des pays occidentaux, sa nomination aux Oscars a fini par faire taire quelques mauvaises langues, et le concert de louanges semble maintenant sans fausse note. Le vent se lève ne semble pas aussi fédérateur que le reste de la production de Miyazaki, tant il détonne au sein de cette œuvre à l’influence énorme ; il s’agit pourtant d’un véritable chef-d’œuvre, technique et artistique, dans lequel l’auteur semble nous livrer sa dernière sagesse de la plus belle des façons.