Carrefour dangereux

En proposant un pack "deux films", La Chienne suivi de La Rue rouge, l'Institut Lumière invitait à comparer l'original et son remake. Une démarche tout à fait ionnante, que va reprendre cette critique.

Comme tout créateur, Fritz Lang s'est approprié le film naturaliste de Renoir pour en faire quelque chose de très différent. On retrouve la trame : un caissier falot, peintre du dimanche à ses heures, se fait plumer par une belle femme, elle-même manipulée par le souteneur dont elle est éprise. Au bout du chemin : le drame. La femme se fait tuer, le maquereau pourtant innocent est condamné à mort. Et notre caissier ? Il s'en tire, comme dans l'original, mais est condamné à être torturé jusqu'à la fin de sa vie par sa conscience. Là où Renoir se montrait joyeusement amoral - Maurice Legrand finissait clodo mais libre et heureux -, Lang châtie son coupable.

Pas de castelet à marionnettes pour présenter les protagonistes chez Lang : nous voici d'emblée autour de la table du banquet d'entreprise où notre caissier officie. Le cadre est travaillé : par sa position de dos, sombre face à tous ces messieurs en smoking blanc, Christopher Cross se distingue. (Christopher Cross ? Pour moi, jusqu'ici c'était un chanteur, que j'écoutais à l'adolescence. Aurait-il choisi ce pseudo en référence au film ? Voilà qui dénoterait une humilité assez raccord avec sa musique.) Là où Maurice Legrand était moqué par ses collègues, Cross est estimé. Son patron lui offre même une magnifique montre à gousset. Un symbole du temps qui e évoquant la notion de destin. Notre homme, en effet, va voir en Kitty l'espoir d'échapper au sien. Il n'a jamais pu séduire une femme plus jeune, avoue-t-il à son collègue et ami, exploit qui rassure tout mâle ayant atteint un âge avancé. Ce type qui bat une fille dans la rue, c'est donc un signe du destin. Kitty ("chaton") miaule et ronronne pour le séduire. Cross se déclare peintre, un semi-mensonge qui déclenche cette réplique de la jeune femme, en substance : "je vous aurais plutôt vu caissier". Semi-mensonge contre semi-mensonge, Kitty fait croire qu'elle est une actrice : elle est précisément en train de composer un personnage, et son souteneur, Johnny Prince, lui lancera qu'elle joue là le rôle de sa vie. Elle reprendra d'ailleurs mot pour mot les phrases de Cross pour parler de sa peinture (une toile peut prendre dix minutes ou dix ans, peindre c'est comme être amoureux, etc) : on pense ici au dispositif savoureux de To Be or Not to Be, en sachant que Lubitsch voulait initialement réaliser le remake de La Chienne.

Maintes fois, Lang joue ainsi sur le double langage. Criss-cross signifie "croisement de chemins", comme ce carrefour de Greenwich Village (transposition new-yorkaise du Montmartre de La Chienne) où le caissier assiste à l'agression de Kitty. Plus tard, le critique d'art déclare que les tableaux attribués à Kitty ont "une force masculine". Un brocanteur, examinant une toile de Cross, déplore "l'absence de perspectives" ? Des perspectives, c'est précisément ce qui manque à notre homme dans sa vie, lui qui n'a jamais maîtrisé cela en peinture, de son propre aveu. Lorsque Cross tente de voler de l'argent, son patron déboule dans le bureau en lançant : "Just caught you in time", signifiant ainsi, non qu'il le prend sur le fait, mais qu'il a eu de la chance que son caissier ne soit pas encore parti puisqu'il veut lui remettre un dépôt - joli suspense au moment où il tapote l'enveloppe dans laquelle se trouve l'argent. Autant de subtilités dans les dialogues que le spectateur attentif appréciera. Enfin, le prénom choisi pour la femme, Kitty, rappelle Anna Karénine, le grand roman de Tolstoï, qui s’achève lui aussi par un drame.

Comme dans La Chienne, tout le monde avance masqué dans La Rue rouge. Fritz Lang lui-même qui, jouant avec le code Hays pour éviter la censure (on ne soulignera jamais assez comme cette loi inique stimula la créativité des cinéastes), n'a procédé que par allusions pour faire de Kitty une prostituée. Le titre est Scarlet Street, mais qui sait que Scarlet est le nom de la grande prostituée de Babylone dans l'Apocalypse de Jean ? Personne, mais l'idée colle bien à l'idée de châtiment divin qu'a voulu exprimer Lang, au contraire de Renoir. Kitty, surnommée Lazy Legs par Johnny, est présentée comme une mannequin qui a la flemme de travailler. On ne la verra pas dans un lit avec Chris, et elle s'insurge lorsque Johnny veut la mettre dans les bras du critique d'art, pourtant très bien de sa personne. Presque un parangon de vertu au niveau sexuel ! Joan Bennett est pourtant infiniment plus crédible que Janie Marèse en prostituée. C'était l'une des faiblesses du film de Renoir, cette actrice qui lui fut imposée et dont le cinéaste disait "cette femme n'a jamais joui".

Le personnage du caissier-peintre est aussi sensiblement différent dans le remake : Lang insiste sur la frustration sexuelle qui est la sienne. Il est dévirilisé, lorsqu'il fait la vaisselle en tablier à dentelles et montre la crainte qu'il éprouve à l'égard de sa cerbère d'épouse, par exemple lorsque son ami lui rend visite. La scène où il brandit face à elle un long coutelas de cuisine en dit aussi long sur sa pulsion criminelle à venir que sur son impuissance sexuelle. Du pur Hitchcock. Enfin, le moment extraordinaire où Kitty lui ordonne de lui peindre... les ongles de pied est un chef d’œuvre de sado-masochisme. Le classieux Edward G. Robinson fait merveille dans ce rôle d'introverti très doux, moins baroque que ce que faisait de Maurice un Michel Simon. Moins subversif mais plus touchant.

Lang a considérablement réduit la dimension de vaudeville que Renoir avait conservée tout en la détournant : la scène du mari pris au piège est ici éludée. Il montre en revanche le meurtre de Kitty : ménageant un effet de suspense, il fait croire que celle-ci, enfouie dans ses draps, pleure. En fait, selon le principe hitchcockien qui veut que le spectateur en sait plus que le personnage, seul Cross imagine que Kitty est au désespoir. Le rire qu'il découvre est aussi cruel que chez Renoir.

Là où, chez le cinéaste français, "chacun [avait] ses raisons", Lang adopte les codes du film noir : il fait de cette histoire une tragédie grecque, avec sa femme fatale, son pigeon et son salaud. Mais il ménage ses effets : visuellement, les codes du film noir ne sont adoptés qu'après le meurtre. Le procès, avec ses témoins dans un halo sombre. L'exécution, avec son couloir de la mort. La tentative de suicide, avec son jeu sur les ombres. Toutes ces scènes sont très stylisées, au contraire du reste du film, plutôt académique. Cette stylisation culmine avec la scène quasi finale, où Cross est travaillé par sa conscience : le clignotement d'une enseigne à la fenêtre agit comme le supplice de la goutte. Il avait été annoncé par le disque rayé un peu plus tôt. Contemplant cette scène que n'aurait pas renié un Orson Welles, je me demande si elle n'a pas inspiré Chantal Akerman dans son propre final de Jeanne Dielman, où Jeanne est attablé dans son salon, juste après le meurtre. Concernant cette scène, il faut souligner que la punition du héros ne réside pas dans le remords : si Cross devra porter sa croix jusqu'à sa mort, ce n'est pas d'avoir fait condamner un innocent mais de n'avoir pu se faire aimer de Kitty. La voix qu'il entend dans sa tête lui répète que son cœur est acquis pour l’éternité à Johnny. Une vision chrétienne, porteuse de la vie au-delà de la mort, mais qui ne verse nullement dans le prêchi-prêcha. Le catholicisme de Lang imprègne le film, jusque dans la vision qu'il donne de Kitty comme Eve la tentatrice : ainsi, lorsque son patron lance à Cross auquel il a gardé son estime : "c'est à cause d'une femme, n'est-ce pas ?" Les féministes tiqueront peut-être.

La Chienne était également une radioscopie ironique du monde de l'art, logique de la part du fils d'Auguste Renoir. Lang, qui fit à Paris des études de peinture, la reprend à son compte en l'adaptant à l'époque. L'absence de perspectives c'est, à l’époque, la modernité, et ce n'est pas un hasard si Kitty et Cross évoquent Cézanne au début du film. Là où les œuvres de Marcel prêtaient à sourire, Renoir voulant montrer que seule la signature compte, les tableaux ici sont crédibles, bien de leur temps, notamment le portrait que fait Chris de Kitty. Quant à l'appartement de Kitty, ses murs sont recouverts d'esquisses d'un célèbre illustrateur qui la précéda ici. Une autre époque.

* * *

Alors, qui l'emporte, dans le match entre l'original et son remake, si tant est qu'il faille un vainqueur ? Avantage à Lang pour moi, essentiellement pour l'interprétation : celle de La Rue rouge est impeccable alors que chez Renoir tout le monde surjouait allègrement, à l'exception de Michel Simon. Le parallèle s'avère en tout cas fécond : une très belle idée de l'Institut Lumière de Lyon. A suivre avec le parallèle Renoir - Kurosawa pour Les Bas-fonds.

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le 12 mai 2025

Modifiée

le 12 mai 2025

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Jduvi

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