[Critique à lire après avoir vu le film]
La jeune femme à l'aiguille est un conte. D'un genre particulier, puisqu'il s'est vu interdit aux moins de 12 ans. Un conte sombre, âpre, violent, tiré d'une histoire réelle. L'histoire de Karoline, couturière dans une usine qui rêva d'épo le patron et, enceinte de lui, dut se résoudre à sacrifier son bébé. Et celle de Dagmar, qu'elle rencontra, à la tête d'un étrange commerce...
Karoline n'est pas une héroïne glamour. On la verra le plus souvent en haillons, le cheveu sale, la mine creusée. Virée de son logement car ne payant pas son loyer, elle atterrit dans une mansarde misérable, où il faut aller chercher de l'eau avec un seau, où l'on défèque dans ce même seau au milieu de la pièce. Elle se croit sauvée le jour où le grand patron de l'usine où elle s'escrime à fabriquer des uniformes pour la guerre (nous sommes en 1918) lui fait des avances. Un grand patron, vraiment : Jørgen semble un géant à côté d'elle, dont la taille est accentuée par un long manteau noir. Il lui fait une cour respectueuse dans un jardin public. Karoline le retrouve un peu plus tard dans la rue, singeant comiquement sa démarche hautaine : la femme, éprouvée par la vie, n'en a pas moins un caractère bien trempé, ce que porte magnifiquement l'actrice danoise Victoria Carmen Sonne. Dans la scène suivante, puisque ce conte est interdit aux moins de 12 ans, on les voit forniquer sauvagement contre un mur, au vu et au su de tous. Qu'un patron respectable fasse ça, on a déjà un peu de peine à le croire, mais surtout, quand donc le cinéma en finira-t-il avec ce cliché masculiniste, qui veut que plus c'est brutal, meilleur c'est ?...
Quel fut le résultat de ce coït à la hussarde ? Ils furent heureux et eurent beaucoup d'enfants ? Un seul, une fille, expulsée dans la douleur. Quant au bonheur ?... Notre Cendrillon croyait avoir trouvé le prince charmant : elle avait revêtu une élégante robe et déjà promis à sa copine de l'usine un poste de gouvernante dans son nouveau palace. C'était compter sans l'odieuse belle-mère, la marâtre des contes. Scène rêche dans le manoir familial, où Karoline est examinée par un médecin sur la table du salon, avant de se voir signifier par la sévère baronne que non, elle ne va pas épo son riche héritier. Face à sa mère, le géant du textile n'est qu'un petit garçon, qui s'excuse auprès de Karoline de ne pouvoir tenir sa promesse. Un classique. Le film ne tombe toutefois pas trop dans le cliché : on s’attendait à ce que le patron, après avoir réussi à posséder son ouvrière, la jette brutalement. Mais non, il semble l’aimer sincèrement. Il n’a simplement pas le courage d’affronter sa mère qui lui précise qu’il "peut faire ce qu’il veut... mais pas avec son argent".
La pauvre jeune fille, le prince charmant, la machiavélique reine... Il nous fallait aussi une bonne fée. Aux bains, Karoline tente d'avorter en s'enfonçant une aiguille dans le vagin, donnant ainsi un nouveau sens à l'aiguille du titre. Une femme mûre vole à son secours. Dagmar lui laisse sa carte : si Karoline veut se débarrasser de sa progéniture non désirée, qu'elle fasse plutôt appel à ses services, même si ceux-ci ne sont pas gratuits. Son bébé sera ainsi confié à une bonne famille - du genre de celle, précisément, qui lui fut refusée. Une bonne fée ou une sorcière ? Dagmar, comme Janus, a deux visages, ce que Karoline va finir par découvrir.
La bienfaitrice est flanquée d'une fillette blonde, intrigante. Sa fille ? Dagmar est bien âgée pour cela, fera remarquer la police. Le mystère restera entier. Erena assiste à toutes les magouilles de sa "mère". Lorsque Karoline, qui s'est décidée à lui laisser son bébé, proposera, pour régler sa dette, d'allaiter les enfants qui arrivent dans cette boutique de friandises, Dagmar finira par accepter : qu'elle allaite Erena ! La scène est troublante, ce grand corps prenant le sein. Erena est ainsi empêchée de grandir, maintenue dans son statut de nouveau-née, tout en assistant aux affaires des adultes. Karoline finira par lui ref le sein, ainsi que sa couche consolatrice. Avant de se décider à l'adopter, une fois Dagmar incarcérée pour infanticides.
Car Dagmar était aussi une créature maléfique, une ogresse mangeuse de petits d'homme. Karoline le découvrira en la suivant dans les rues de Copenhague. Comme des chatons, les bébés sont étouffés et balancés à l'égout. Voilà pourquoi sa bienfaitrice ne pouvait rendre à une Karoline rongée par le remords son bébé récemment abandonné. Et pourquoi ses services de nourrice ne lui étaient d'aucune utilité. Au tribunal, Dagmar sera traitée de "sorcière" par une foule excitée. Mais elle a sa logique, qu'elle crie avec sauvagerie : les femmes ayant, comme Karoline, un "bébé de la honte" à assumer, n'ont pas d'autre choix dans une société qui les abandonne à leur triste sort. Elle se voit donc en élément utile de la société. Trine Dirholm, qu'on croirait sortie d'un film de Bergman, impressionne dans ce rôle ambigu. Figure de sororité d'une part, soutenant constamment Karoline dans ses épreuves. Monstre tapi dans l'ombre d'autre part, mettant en œuvre des sacrifices de bébés - sacrifices qui renvoient à celui des hommes au front de la Grande Guerre.
Le récit nous offre l'un de ces guerriers revenus du front : Peter, extérieurement, est un monstre, engendré par la guerre puisqu'il compte parmi les gueules cassées de la première grande boucherie du XXème siècle. Impossible de ne pas penser à Au revoir là haut, avec le masque lui permettant de cacher sa face hideuse. Karoline, qui n'est pas qu'un personnage positif, met brutalement dehors ce mari réapparu comme par miracle, lui expliquant que, sans nouvelles de sa part, elle l'a cru mort et a refait sa vie. En situation de pouvoir, elle se montre tout aussi impitoyable que la baronne qui a réduit à néant ses espoirs. Mais elle retrouve son époux sur l'affiche d'un cirque ambulant. On est dans Elephant man, lorsqu'un forain exhibe le specimen à une foule de voyeurs. Face à son mari montré comme une bête curieuse, Karoline est prise de pitié, monte sur la scène, accepte de mettre un doigt dans le trou de son œil, consent même à l'embrasser. La scène est éprouvante, avant de se faire émouvante.
Revenu chez sa femme, notre soldat traumatisé est pris, la nuit, de crises d'angoisse qui le font hurler : voilà qui n'est pas du goût de la logeuse. Peter, seul personnage à être vraiment positif tout au long du film, voulait garder l'enfant, mais pour Karoline ce bébé évoque trop le traître Jørgen. Sans parler de la question économique. Elle décide donc de s'en débarrasser, et du même coup déménage chez Dagmar. A la fin du film, contrainte de fuir après que la police aura découvert le commerce de Dagmar, elle retrouvera Peter au cirque qui acceptera de l'accueillir.
Enfin, il nous fallait un prédateur, un loup garou. Ce sera Svendsen, personnage secondaire, sorte de gigolo au service de Dagmar, qui se montre menaçant vis-à-vis de Karoline. "Il a aussi envie de s'am avec moi" déclare celle-ci à sa patronne et logeuse. Ce qui vaudra à l'adipeux d'être viré après une petite gâterie de la dernière chance istrée manuellement vite fait sous la jupe. La sororité avant la sexualité - même si une tendance lesbienne sera discrètement suggérée.
Magnus Von Horn a agrémenté ces figures traditionnelles de quelques détails renforçant l'impression d'un conte glaçant. Des tableaux aux murs montrent une jeune fille donnant le sein à sa poupée, ou une forêt avec chasseur et biche juste devant Erena. Des visages en ouverture du film se fondent en un kaléidoscope monstrueux, évoquant l’univers d’un David Lynch, qui sera repris dans un cauchemar de Karoline. Le taudis où Karoline dort à même le sol a des allures de cabane perdue dans la forêt.
Faire référence aux contes de notre enfance - qui, ne l'oublions pas, comportent très souvent une dimension cruelle - n'est pas chose nouvelle au cinéma. On pense à la récente Palme d'Or de Cannes, Anora, qui racontait le trajet d'une Cendrillon moderne aux Etats-Unis, victime, elle aussi d'un jeune nanti incapable de résister à l'autorité de sa mère. Magnus von Horn s'exprime dans un tout autre registre : ce qui fait le prix de son film, ce sont ses qualités plastiques. Cette Jeune femme à l'aiguille fourmille, en effet, de plans somptueux - ce que laissait présager la bande-annonce. On a, à juste titre, parlé de Dreyer puisque le film est danois - même si Magnus von Horn est, lui, suédois. Pour rendre justice à cette dimension-là, rien de tel que d'énumérer quelques pépites en les commentant.
- La sortie d'usine qui fait référence au fameux premier film de l'histoire du cinéma : comme dans celui de Louis Lumière, ce sont d'abord des femmes qui apparaissent (mais ni chien ni chevaux dans celui de von Horn : dommage !).
- Karoline, parmi les ouvrières baissant la tête, dont le regard de face tranche avec les autres - image de l'affiche. Superbe, et exprimant bien la relation privilégiée de la jeune femme avec le patron.
- Karoline dans les escaliers de son taudis, échangeant avec sa logeuse : bel équilibrage des ombres et des lumières, creusant la profondeur de champ.
- Alors que Karoline vient de se faire examiner par le médecin, un plan la montre à l'extrême droite quand la bonne est, elle, à l'extrême gauche (ou l'inverse ?) : voilà, d'une image, notre héroïne remise à sa juste place. Ce n'est plus la couturière qui est au centre, comme dans la scène à l'usine évoquée ci-dessus, mais la baronne.
- Gros plan sur le visage gai de Karoline - chose rare dans le film - dans un cinéma. L'actrice est soudain métamorphosée, son visage ceint par un chapeau prenant des traits presque masculins. Comme si la joie était réservée aux hommes. Un fou rire, fort mal vu dans la salle, unit soudain les deux femmes.
- Karoline, Dagmar et Erina assises sur un canapé, éclairées par une lumière traversante. Digne d'une toile de maître...
- Les plans de la boutique dont les étagères sont pleins de luisantes bonbonnières, répondant aux plafonniers : joliment construits.
- Les vues de la ville, zénithales ou à ras du sol, souvent finement composés.
- Karoline et sa copine Frida conversant devant une rivière sous un grand arbre, le landau étant à droite, comme un contrepoids à ce que se disent les deux femmes, puisque celles-ci évoquent la possibilité qu'offre Dagmar de trouver un refuge aux bébés non désirés.
- De nombreux plans de Karoline dans des allées brumeuses, là aussi dignes de tableaux avec leur ligne de fuite et leur jeu sur les contrastes.
Liste non exhaustive. A se pâmer.
Pour autant, ce qu'on a reproché au film est fondé : il verse parfois dans un maniérisme un rien poseur. Certains sur-cadrages ne se justifient pas (celui où Karoline et Jørgen dans le parc sont saisis de l'intérieur d'un cabanon par exemple) et quelques plans versent dans l'épate (celui, figurant dans la bande-annonce, où des ants sont filmés du dessous d'une grille d'égout). Dans la musique aussi, von Horn fait un peu dans le clinquant : ainsi de celle qui accompagne le cauchemar de Karoline, trop tranchante par rapport au reste. Dans certaines péripéties encore : la dame qui gifle sa petite fille parce qu'elle a dit qu'elle ne voulait pas habiter là, le sang qui coule du nez de la gamine, c'est un peu too much. Enfin, du côté des faiblesses, le film s'essouffle un peu dans sa dernière demi-heure : il peine à convaincre sur les deux heures du métrage.
Tout de même : l'ensemble offre un cinéma de haute volée, qui eût justifié un prix à Cannes. On n'est pas loin du Ida de Pawlikowski. Le compliment n'est pas mince.
7,5